ACTE III

C'est un carrefour, dans un terrain rocailleux et triste. Il roule par moment des nuages de poussière que rebrousse un vent aigre. Les soldats sont rassemblés pour veiller le corps de Polynice, que cache un bloc de rocher. Au carrefour même s'élève un petit temple rustique, comme à la croisée de nos chemins une chapelle. Cet oratoire est naïvement paré de fleurs demi-fanées.

Les soldats jouent aux dés.

 

1er soldat

Vous êtes fous de jouer encore aux dés. Vous allez vous laisser distraire et vous veillerez mal le cadavre. On l'enlèvera à votre barbe et vous n'y verrez rien.

 

2ème soldat

T'en fais pas, j'ai l'œil.

 

1er soldat

Tu as l'œil ; tu ne l'avais pas tout à l'heure.

 

3ème soldat

Allons, ne vous disputez pas, nous veillerons chacun à notre tour ? Pendant ce temps-là, les autres pourront jouer. S'il arrive quelque chose, le veilleur nous appellera.

 

1er soldat

Vous n'avez pas vu Créon, vous ! Il était colère ! J'en ai encore peur. Il nous a menacés des verges. Il est capable de nous les appliquer, tu sais.

 

2ème soldat

Laisse cela. Jouons plutôt. Tu n'y changeras rien et nous, nous serons fatigués. Et d'abord, si c'était un dieu qui avait fait le coup. On ne me l'ôtera pas de l'idée, c'est un dieu qui lui a rendu les honneurs, à Polynice. Quel homme ? Nous l'aurions vu. C'est un dieu qui s'est fait invisible. Alors, pourquoi lutter. Nous ne seront pas les plus forts. Si les dieux sont contre nous, ils nous endormiront, ils nous enverront des nuages de sable dans les yeux, que sais-je ! Mais nous ne verrons rien, et nous serons bons pour les verges !

 

4ème soldat

Chienne de vie !

 

5ème soldat

Ce n'est pas drôle !

 

1er soldat

Avec cela qu'il n'avait rien sur lui, ce Polynice. Sa ceinture de léopard ? Son frère l'avait trouée avec son épée. Ses armes sont de mauvais acier. Quand nous les vendront, nous n'en aurons même pas de quoi nous saouler. Vous voyez ce casque, c'est mal fait, la visière griffe. Nous n'en obtiendrons rien.

 

2ème soldat

Allons, laisse cela. Tirons plutôt qui devra commencer la garde pendant que les autres jouent.

 

Les autres, sauf le premier

C'est cela, tirons.

(Ils jettent les dés et s'installent. Pendant ce temps entre Antigone, sévèrement voilée. Elle s'arrête devant l'oratoire rustique. Elle tient une jarre sur sa tête).

 

Antigone

Divinité, je t'implore ! Tu veilles sur ce carrefour où mon frère gît sans sépulture. Sois-nous propice. Protège-nous, assiste-moi. O Divinité ! C'est à toi que j'obéis. J'ai fait de ta volonté la mienne. Je me suis nourrie de ta volonté. Elle est devenue comme ma chair. Elle m'est aussi mienne que mon corps. Ô Divinité, je ne suis plus ta servante ni ton esclave. Je ne suis plus l'esclave qui rechigne pour obéir. C'est librement que j'entre dans tes voies. T'obéissant je participe à ta liberté.

Je me sens triste pourtant. Si faible je suis, le poids de cette jarre suffit à m'infléchir. Viendrais-je à bout de mon dessein ?

Oh ! Je t'en prie, qu'un vent souffle, aveuglant ces hommes. (Elle se tourne). Hélas ! Qu'ont-ils fait ? Ils ont dépouillé Polynice des branchages dont je l'avais paré. Ils ont secoué la poussière, que pieuse, j'avais semée sur son corps. Ils l'ont retourné brutalement, la face contre terre. Ô Divinité, assiste-moi ! Devrai-je à chaque heure recommencer ma tâche.

Veuille, Ô veuille que je réussisse. Sans toi, que puis-je ? Sans toi que suis-je ? J'ai prié, j'ai pleuré. Je n'ai plus rien à t'offrir que notre volonté confondue. Je n'ai plus rien à te donner que ce désir passionné d'accomplir ta loi.

Ah ! que je suis triste et que je suis heureuse, maintenant que j'ai osé venir. Longtemps j'ai lutté. Je voulais et je ne voulais pas tout à la fois. Quand je me levais pour venir, un poids retenait chacun de mes pieds. Vingt fois je me suis arrêtée. C'est fini. Je repose enfin dans la paix. Ce doit être un peu cela, votre béatitude, Ô dieux ! Cette certitude d'être fidèle à soi-même, cette sécurité. Si sûre est désormais ma volonté, si ferme, tellement immuable, que je me sens presque éternelle.

Le vent se lève. Ô dieux, que nos volontés soient désormais confondues. Je suis tellement votre volonté que je souhaite et qu'aussitôt vous accomplissiez mon désir. Ô dieux, le vent se lève, chargé de sable. Les soldats s'abritent de leur bouclier. Le veilleur a mis ses mains sur ses yeux.

(Elle descend vers le corps de Polynice et répand les libations).

Que la terre te soit légère, Ô mon frère. Que la mort te soit douce et fleurie, tels ces camélias que tout autour de toi je dispose. Accepte ce parfum, il est comme l'effluve de mon âme.

Qu'il est beau, malgré la mort, mon frère, mais qu'il est loin ! Visage que n'éclairera plus le sourire, ce que je connaissais de vous, c'était cette secrète palpitation, l'illumination soudaine de tous vos traits dans la joie. Vous voici ramené à l'essentiel de vous-même. Je ne vous reconnais presque plus...

 

Un soldat

(dans le vent, à un autre...)

Écoute, la nuée parle, on dirait la voix d'une déesse. J'ai peur...

 

Antigone

Que de chemin je devrai parcourir avant de vous rejoindre. Ô morts ! Je suis tellement cette chose fugitive, une vivante. Chaque heure me transforme. Je suis comme le peuplier qui dans le moindre vent frisonne, tantôt blanc, tantôt gris et presque bleuté. Je suis dans l'heure que je vis toute entière. Et pourtant, depuis que j'ai résolu de venir, je vous ressemble davantage. Au centre de moi, je sens quelque chose de fixe, aussi ferme et calme que votre visage sans pensée. Ô morts, que vous devez être près des dieux, vous qui ne changez plus, qui tout entiers êtes vous-mêmes, et non l'impression d'un moment, la feuille qui vole, la brise qui glisse, l'alouette qui à tire d'aile s'enfuit. Être soi, ramené à soi-même, Ô morts, je vous envie presque.

(Pendant ce temps, le vent, sans qu'Antigone s'en aperçoive s'est un peu calmé).

 

Le veilleur

Oh ! Là, que vois-je ! Que fait cette femme ? Venez donc, vous tous.

 

Les soldats

Quoi ! Qu'y a-t-il, que fait-elle ?

 

Le veilleur

Vous ne voyez donc pas. Elle a redressé le corps de Polynice. Cela pue encore le parfum dont elle l'a inondé.

(Antigone cherche à s'enfuir. Ils la retiennent).

 

Le veilleur

Ah ! Non, ma mignonne. Tu ne m’écharperas pas comme cela. Tu voulais partir et que ce soit les pauvres soldats qui passent par les verges jusqu'à en mourir. Cela t'était égal à toi. Tu accomplissais tes petites dévotions envers le macchabée, sans te soucier du pauvre peuple.

 

2ème soldat

Une aristo, sans doute.

 

3ème soldat

Et d'abord, montre ta frimousse, qu'on voit un peu si elle est jolie.

(Il tente d'enlever son voile).

 

Antigone

Ne me touchez pas...

 

2ème soldat

Je ne regarderais pas ta frimousse ? Quand on ne veut pas la montrer, il ne faut pas faire de bêtises.

 

Antigone

Ne me touchez pas...

 

2ème soldat

Madame était sans doute la bonne amie de Polynice. Elle a peur qu'on la reconnaisse. Qu'est-ce qu'il dira le mari, hein, quand il saura cela. Sans compter qu'on pourrait goûter à la soupe aux cailloux. Créon, il ne sera pas content, il n'est pas commode, tu sais, Créon.

 

3ème soldat

Tu vas lui faire peur, à cette petite. Elle va pleurer, elle aura les yeux tout rouges. Allons, lève ce voile...

 

Antigone

Ne me touchez pas. Vous regretterez d'avoir vu mon visage.

 

4ème soldat

Elle me fait peur, et si c'était une déesse.

 

3ème soldat haut

Tu me fais rire, à voir partout des dieux et des déesses. Ma parole on croirait que cela existe, tout ça. Laisse-moi rigoler. Est-ce qu'une déesse se serait fait pincer comme cela. Elle a l'air bien en chair ta déesse.

(il s'approche d'Antigone dont il fait tomber le voile).

 

Antigone

Regardez-moi, vous l'avez voulu. Regardez-moi. Non, je ne suis pas une déesse, je suis Antigone, la fille d'Œdipe, votre roi, et j'ensevelissais mon frère. Inutile de me garder et de me serrez ainsi. Je ne fuirai pas, allez. Ce que j'ai fait, ne devais-je pas le faire ? Qui de vous laisserait son frère sans sépulture ?

 

2ème soldat

Elle a raison.

 

1er soldat

Peut-être, mais nous avons des ordres.

 

3ème soldat

Elle ne pouvait pourtant pas faire autrement.

 

1er soldat

Créon est le chef. Elle n'avait qu'à obéir.

 

4ème soldat

Que va-t-on faire ?

 

1er soldat

Il n'y a qu'à prévenir Créon et l'amener ici. À lui de décider ce qu'il voudra. J'y vais tout de suite.

(Il part en courant. Les autres restent, l'air un peu embarrassé autour d'Antigone).

 

Antigone

Ô mes dieux ; pourquoi m'avez-vous trahie ! Qu'ai-je fait que de vouloir ce que vous vouliez. Je me sentais comme un peu de vous, un reflet, votre ombre, et vous m'avez abandonnée. Polynice demeurera sans sépulture, et moi, malheureuse Antigone, qu'adviendra-t-il de moi ? Ils vont me prendre, comme à la chasse on prend une biche. On l'entraîne toute pleurante, on la ligote, on l'égorge.

J'entends déjà leurs pas. Comme ils vont se repaître de mon angoisse. J'ai peur.

La peur est en moi. Elle est au ventre comme la faim. Elle vit. Elle se glisse partout en moi, elle s'insinue le long de ma peau dans tous les membres. Elle me ronge, elle me brûle. Ô mes dieux, pourquoi m'avez-vous trahie !

(Rideau)

Le chœur

Antigone, les dieux ne t'ont pas trahie. Les dieux sont fidèles, Antigone, mais leur fidélité n'a pas le même nom que la nôtre. Tu rêvais un calme destin de femme, ignorante de ta grandeur. Ils ont voulu te la révéler. Ils t'ont faite entièrement toi-même.

Pourquoi être Antigone, sinon pour cette grandeur et ce sacrifice ? Antigone n'est pas une femme heureuse, avec sa quenouille et ses fuseaux, qui veille sur la qualité des repas et distribue leur tâche aux servantes. Antigone ne sera jamais l'aïeule au visage adouci de cheveux blancs et qui raconte aux enfants les histoires du temps des fées.

Antigone, telle une fiancée quitte la maison de son père, tu quittes la calme vie heureuse, la joie silencieuse du foyer. Tu montes, comme à l'autel, vers ton destin. Ton visage prend peu à peu l'aspect éternel que nous vénérons. De jeunes hommes du fond des siècles s'exaltent de ton exemple. Plus que d'une fiancée de chair, ils rêvent de toi, Antigone.

Les dieux sont fidèles. Ils ne t'ont rien promis. Nul oracle n'a parlé sur ton berceau, mais entre toutes ils t'ont choisie pour que plus beau soit le monde. Tu es, au sortir de la nuit, l'aube de perle aux reflets roses, quand dans l'air glacé les oliviers libres de l'ombre sont bleus et que s'éveillent les oiseaux. Tu es parmi nous comme ce matin frais, l'hiver finissant, où, à je ne sais quelle mollesse de la brise, on sent venir le printemps. Tout ressuscite, l'air palpite, des reflets s'accrochent aux premiers bourgeons, et la poudreuse gelée blanche se fond en gouttes de rosée. Tout ressuscite, la joie crie dans l'azur lisse, le ciel brille où les oiseaux en bandes folles s'éparpillent. Dans les fourrées ce sont des trilles, des frôlements d'ailes. Chantent les filles, que des garçons, forts et brunis, poursuivent. Antigone, avec toi, c'est la joie, la vraie joie qui naît sur la terre. Elle est comme un feu d'épines qui grésille, elle s'élance, elle bondit, elle incendie, toutes les rives. La terre est joie, pure et limpide. La vie, comme haussée hors d'elle-même, est toute joie.