ACTE IV

Toujours le carrefour où gît le corps de Polynice.

Créon

Alors, c'est toi, Antigone, qui ose braver mes ordres, toi que, malgré la haine dont j'ai poursuivi ton père, j'ai voulu aimer comme une fille. J'aimais ta douceur, cette grâce de tes gestes. Quand je t'ai fiancée à mon fils, je me disais : Antigone est belle et simple, mes petits-enfants lui ressembleront. J'en étais heureux.

Voilà ce que tu as fait de cette bienveillance... Et pourtant je ne t'en veux pas comme je devrais. Quelque chose en moi s'attendrit devant ta jeunesse. Je comprends que tu aies désiré ensevelir un frère, malgré mes ordres. Je sais que tu le chérissais. Dis-moi seulement que tu regrettes d'avoir désobéi. Un seul mot de regret et je te pardonne.

Vois-tu, je sais être sévère, mais je sais aussi être bon. Il me plairait de te pardonner. Il me plairait, de revoir le visage joyeux et doux d'Antigone, et qu'à nouveau l'éclaire un sourire. Très vite nous célébrerons tes noces et nous oublierons toutes ces choses.

Tu ne me réponds pas. Dois-je prendre ton silence pour un signe de repentir. Je n'en demande pas plus, tant il me plaît de te pardonner.

Punir, pardonner, ces deux signes de ma puissance. Ils me sont également doux. Mais ta jeunesse et l'amour que te voue mon fils, m'entraîne au pardon.

 

Antigone

Ne me pardonne pas, Créon, car je ne puis rien regretter. Comment me repentirais-je d'avoir enseveli mon frère. Si tu me libérais, je voudrais encore lui rendre ces honneurs que tu défends. Qu'y puis-je, Créon ?

 

Créon

Tu n'aimes donc pas la vie ?

 

Antigone

La vie, je ne l'ai jamais tant aimée. Prisonnière entre tes soldats, je me sens un amour passionné de la vie, je sens un amour passionné de la terre. O landes de mon enfance, avec le grand soleil qui les inonde, qui déferle jusque sur les collines et brûle le ciel presque incolore de l'horizon. J'aime la vie... Promise à la mort, je me sens tellement vivante. Les dieux doivent connaître ce sentiment intense d'exister. Vivais-je dans l'ombre de ton palais, parmi nos servantes ? Je veillais à l'ordre de la maison. Qu'étais-je ? Une jeune fille qui sagement fait son devoir. Maintenant, je suis vraiment moi-même, mienne est vraiment ma destinée. Ma vie était comme ces écheveaux de laine, on en prend un, on en prend un autre, peu importe. Désormais, elle est comme une soie brodée et que jamais on ne reproduira exactement.

 

Créon

Que d'orgueil, Antigone. Ce destin n'en valait-il pas un autre, de tenir parmi nous la place qui revenait à ton rang. Qu'ont-elles fait d'autre, tes aïeules. Elles donnaient à chacun sa tâche, elles veillaient à ce que conservent les jarres d'huile. Dignes femmes, elles ne cherchaient pas leur devoir en dehors de leur maison. Rappelle-toi comme était digne ta grand-mère, et douce dans sa fermeté.

 

Antigone

Je m'en souviens, Créon, va, ce n'est pas de l'orgueil. Bien malgré moi je m'éloigne du calme destin des femmes que j'ai vénérées. Qu'y puis-je ! Crois-tu donc qu'aucune de ces femmes que tu me cites en exemple, eût laissé sans sépulture un des siens. Le geste que j'accomplis, elles l'eussent accompli. Il nous est naturel, à elles, à moi, que de distribuer la laine aux fileuses, ou que d'un fil de soie trempé dans la pourpre embellir la tunique de notre mari. Je n'ai fait que prolonger leur geste. Plus manifeste est mon destin, mais point d'une autre nature.

 

Créon

Ah ! Raisonneuse !... Mais je ne veux pas que la colère me gagne. Antigone, pense à la douceur de la vie. Des enfants seraient nés de toi. Renonceras-tu à cette douceur de sentir ta chair, telle une fleur s'épanouir, s'élargir en une joyeuse troupe d'enfants. N'as-tu pas au plus profond de ton cœur cet amour, que si facilement tu le renonces ?

 

Antigone

Ce n'est pas à une femme qu'il faut apprendre ce qu'est aimer son enfant. Un enfant, ce fruit caché sous notre feuillage, et que seule nous aimons d'abord, nous chérissons, nous caressons de toute notre chair qui l'entoure. Dans l'ombre de notre corps, il est si près de notre cœur. Ah ! C'est de tout nous-mêmes que nous concourons à cette chair secrète au plus profond de notre chair. Ils la prennent si lentement de nous, mûris plus sourdement qu'aucun fruit. À la naissance, c'est vraiment nous-mêmes qui se détache de nous et qui entraîne notre cœur avec soi. Il souffre quand il souffre, il aime quand il aime. Pourquoi sommes-nous si pleines d'indulgence ? Pourquoi pour les pires égarements ne sommes-nous que pardon ? Dans tout ce qui le touche nous avons toujours notre part.

Un enfant ! Pourquoi me tenter, Créon ? Pourquoi emprunter la voix la plus susceptible de m'attendrir, puisque je ne puis faire que je ne doive ensevelir Polynice ? Qu'y gagnes-tu ? Je souffre davantage, mais je ne puis t'obéir.

 

Créon

Tu ne peux m'obéir. Crois-tu qu'éternellement je supporterai qu'ainsi tu me répondes. Crois-tu que je suis ici pour écouter tes discours. Ma patience est à bout... Vraiment on croirait que c'est moi qui te supplie, qui intercède pour ta grâce.

 

Une voix dans la foule

Aie pitié d'elle, Créon...

 

Une autre voix

Elle est si jeune.

 

Un soldat

Elle est si belle.

 

Une voix

Aie pitié. N'est-il pas meilleur encore d'obéir aux dieux qu'à toi-même.

 

Créon

Taisez-vous.

 

Une voix

Nous ne pouvons pas nous taire. Serons-nous plus faibles que cette jeune fille ?

 

Une voix

Ne comprendrons-nous pas l'exemple qu'elle nous donne ?

 

Créon

Votre insolence porte à son comble ma colère.

 

Une voix

Aie pitié, Créon, n'as-tu pas dit que pardonner est signe de puissance aussi sûr que punir.

 

Créon

Je ne puis plus pardonner. Elle a fermé les portes de ma clémence.

 

Une voix

Aie pitié, Créon, aie pitié.

 

Créon

Je ne me suis montré que trop faible. Déjà cette foule, encouragée par mon hésitation, murmure.

 

Hémon

Père, je n'ai pas osé t'interrompre. J'espérais trop que tes paroles convaincraient Antigone. Mais au risque de te déplaire, je te supplie de lui pardonner.

 

Créon

Je ne puis pardonne à qui ne me demande pas pardon.

 

Une voix

Écoute ton fils, Créon. Il a compris lui aussi qu'Antigone est comme l'aînée de notre race. Elle porte au plus haut point la vertu que nous admirons ; elle lui incarne la plus haute vertu de notre nation, la plus haute obéissance aux lois de nos ancêtres.

 

Créon

Taisez-vous.

 

Hémon

Ordonne que cette foule s'éloigne. Qu'on me laisse seul avec Antigone.

 

Créon

Ah ! Devrai-je jusqu'au bout montrer ma faiblesse.

Devrai-je jusqu'au bout laisser voir que j'ai un cœur de chair moi aussi, et le sauront-ils donc tous qu'on peut m'attendrir.

J'ai honte, Hémon, honte de te céder. Je m'étais fait un cœur si dur. J'avais roulé devant mon cœur comme une lourde pierre. Je l'avais fermé comme on mure une tombe. Je me vantais de ne rien faire qui ne soit utile à ma gloire. Et voici que j'admets qu'on me supplie pour une petite fille insolente.

Qu'a-t-elle donc que je n'ose ici, immédiatement l'exécuter ?

J'admets un obstacle à ma volonté, je me suis fait suppliant comme une femme.

Cette petite fille, elle est forte de toute la force des dieux, je crois.

Oui, je veux que tu la convainques. À toi, je puis bien le dire : j'aurais peur que ma main tremble,  j'aurai peur de ne pas oser. Qu'Antigone m'obéisse, pour que je n'aie pas cette faiblesse insupportable de l'épargner.

Que tous s'en aillent, qu'on vous laisse. Moi-même je me retire.

(Tous sortent, restent seuls Hémon et Antigone).

 

Hémon

Antigone !

(Antigone ne répond pas).

Antigone !

Ne tourneras-tu pas vers moi ton visage. Ne sais-tu plus que je t'aime. Antigone ! Laisseras-tu entre nous, plus épais que tes voiles, ce pesant silence.

À mon père tu répondais. tu t'irritais, tu raisonnais. Je voudrais que tu me répondes aussi, au lieu de m'accabler de ce silence.

Si tu m'écoutais seulement, je saurais bien te convaincre. Si seulement tu tournais vers moi ton visage, si seulement je pouvais plonger dans tes yeux mon regard.

Ah ! Je le vois bien, tu ne m'as jamais aimé. Sinon resterais-tu ainsi, sans même te retourner, sans me répondre, insensible à la voix de celui qui t'aime.

 

Antigone

Je ne t'ai pas aimé, Ô mon ami ! Ah ! Si je ne me retourne pas, c'est que j'ai trop peur de perdre courage.

Je sais trop que si je me retournais je perdrais toute ma force. Je ne serais plus entre tes bras qu'une faible femme, qu'une fragile femme qui aime.

Ne me touche pas, éloigne-toi, mais écoute. Serais-je moi-même, serais-je celle que tu aimes si j'accédais à ton désir, si je consentais à cette impiété abominable.

Tu m'aimes ? Donc tu aimes en moi cette résolution d'accomplir la volonté des dieux. Sans cela qu'aimes-tu ? Une fugitive présence, une arabesque qui danse un moment comme une fumée et comme une fumée se dissout.

Ne me tente pas, Hémon. Comprends-moi. Comprends que je suis faible et que j'ai bien assez de toute ma faiblesse à vaincre sans que tu m'obliges à lutter contre mon amour.

Tu me brises, arrachée entre mon amour et ma volonté. Tu m’écartèles entre cette attirance presque invincible de vivre, cette espèce d'amour aussi qui monte en moi et noie notre amour ou plutôt l'entraîne avec lui.

Car dans la mort je choisis, je t'aime. Ô mon ami ! La chair que j'abolis, je ne la sépare pas de ta chair. La mort a le goût même de tes lèvres que j'ai goûtées. La mort a tes yeux de velours sombre, elle a tes bras virils et si tendres, et qui me pressent sans me blesser.

Éloigne-toi, laisse-moi. J'ai peur de toi. Ne brise pas cet amour qui est entre nous et qui nous lie plus que notre amour et qu'avec des mots je ne peux te dire. Mais il me presse.

Ne me tends pas les mains, éloigne-toi, et pardonne. Ô pardonne-moi de briser ton cœur. Mais si je brise ton cœur, c'est pour ne pas briser cet amour qui me fait encore plus profondément toi-même.

 

Hémon

Je ne te comprends pas. Souvent, déjà, tu m'as effrayé. Tu me tenais déjà des propos mystérieux. Alors que nous parlions gaiement, tu devenais grave.

Jamais pourtant je n'aurais soupçonné cette résolution si étrange, cette volonté sauvage. Ah ! Qu'existe-t-il donc en toi de plus fort que notre amour ?

Je t'aime. Tu n'as plus l'air de comprendre ce mot. Je t'aime. Ce ne sont pas des qualités abstraites que j'aime.

J'aime une femme de chair. Une femme dont les lèvres sont rouges et charnues comme un fruit, une femme dont les bras sont lisses et bleutés, dont les hanches, comme la jeune vague du matin, balancent.

Je n'aime pas une idée, un mythe, mais une femme qu'on prend dans ses bras, qu'on presse contre soi, et dont sous notre bouche s'ouvre la bouche, comme cède un fruit mûr... Une femme enfin...

 

Antigone

Tais-toi, tu me fais peur. Comment ne connais-tu pas ce feu qui est en moi ! Suis-je donc comme un vase opaque dont on ne voit pas la liqueur ?

Cet amour infini qui me hante, rien n'en déborde-t-il ? Cette joie qui surpasse ma douleur et la douleur dont je vous accable, rien n'en rayonne-t-il dans mes yeux ?

Je sais bien. Quand le jour se lève, le ciel est tout clair, mais longtemps reste obscur et comme enclose de nuit la mer.

Pourtant qu'arde un cœur si brûlant sans que s'en répande la chaleur, cela je ne puis le croire. Qu'une eau vive m'emplisse sans qu'aucune source fuse et jaillisse, je le récuse.

Pourquoi vous faites-vous sourds à ma voix. Elle est si belle chose que je dois vous dire et messagère d'une telle joie, annonciatrice de tant de paix.

Hémon, O mon ami, ne me torture pas. Tu sais bien que je t'aime. Tu sais bien que pour une minute de ton bonheur je donnerais tout ma vie ? Et qu'entre tes bras je me sentais disparaître comme l'eau qu'on boit, comme la pluie qu'absorbe la terre.

 

Hémon

Que me font tes discours ! Je voudrais t'avoir possédée, alors que sais que tu ne tenterais pas de fuir.

Si je t'avais tenue comme une épouse au soir des noces, et que nos chairs se soient à tout jamais confondues, tu ne tenterais pas de t'évader de la vie.

Je ne te comprends pas, mais je sais que je t'aime. Et je voudrais être ton amant pour que tu connaisses cette disparition de soi-même.

Tu ne me résisterais pas alors. Tu m'invoquerais par la loi des dieux. La loi des dieux ! Mais c'est une loi aussi que cette chair exigeante.

C'est une loi aussi que cette soif de tes lèvres, que cette faim de ton corps. Et je sais bien que je ne te fais pas horreur quand je m'efforce de te saisir et qu'en vain tu voudrais t'enfuir.

Pourquoi es-tu sourde à cette part de toi-même. Pourquoi ne pas écouter cette voix qui te parle de moi dans ton âme.

Je sais qu'il suffira d'un baiser pour que tu renonces à tes idées funestes. Je sais qu'une fois dans mes bras tu ne me résisteras plus.

Tu ne t'enfuies plus. Tu es contre moi comme le roseau dans le vent qui le couche tour à tour et qui le délie.

Tu es contre moi, ployée comme la branche de cerisier qu'on saisit pour en atteindre les fruits, et ta bouche contre mes lèvres comme une grappe qu'on écrase et toute la face est rouge de son jus.

 

Antigone

Je t'aime...

 

Hémon

Je t'aime, et toute la vie est à nous. Que me fait cette loi des dieux ! Il ne fallait pas qu'ils mettent dans notre cœur cet amour.

Il ne fallait pas qu'ils mettent dans mes reins cette espèce de soif et cette espèce de faim qui est le désir, et qui se glisse dans tous mes membres, et toi seule tu peux l'apaiser.

Pourquoi ont-ils fait ton sourire, pour le suspendre aussitôt ! Pourquoi t'ont-ils faite une femme, et si capable de donner la joie, s'ils ne voulaient pas qu'on t'épouse..

 

Antigone

Tais-toi. Je t'aime. D'aucune parole ne vient éveiller mon remords. Je suis à toi, cela suffit. Tu me protèges contre cette grande attirance que j'avais en moi d'obéir à des voix inconnues qui me parlent.

Elles me disaient, ces voix, que je me surpasserais, qu'obéissant aux dieux, je m'y égalais. Elles me versaient une étrange joie, un si radieux bonheur qu'il me semblait aller vers la mort comme vers une aube sur la montagne quand les cimes flottent déliées dans la nuit.

Ces voix, elles se sont tues. Contre toi, je n'entends que ton cœur qui bat, et dans mon cœur cet appel de tout mon sang vers le tien.

Je ne veux plus penser, je ne veux même plus aimer, mais dans ton amour me résorber, être bue comme est bue la nuit par le clair soleil rayonnant.

Je t'aime. Ah ! Que nous ne sachions plus autre chose. Et que ce râle soit désormais tout moi-même.

Je t'aime. Plus fort serre-moi contre toi, plus sauvagement que tes baisers me labourent, plus âprement dévore ces lèvres qui se tendent.

Je t'aime, et je voudrais en mourir, pour éternellement demeurer fixée dans cette offrande de moi-même.

 Je t'aime. Ah ! Prends-moi ou tue moi. Je t'aime, je t'aime.

(Rideau)

 

Le chœur

Antigone !

                 Antigone !

                                  Antigone !

                                                   Antigone !

Dans quelle nuit plonges-tu ? Où fuis-tu ? Tu disparais de nos rivages. Comme une ombre tu t'effaces, qu'es-tu désormais ? Un roseau que tous les vents froissent et qui finalement sèche au bord des eaux ; l'herbe des champs, demain flétrie.

En vain nous t'appelons, tu fuis, tu te fuis toi-même. Et pourtant, crois-tu donc qu'il n'est pas jaloux de toi, le dieu qui te hantait ? Tu ne lui échapperas pas, Antigone. Il t'attend. Il est patient, lui pour qui ne compte pas notre temps. S'il t'a aimée, il reprendra ton âme et c'est en vain que tu le fuis...

Pour nous, interrompons nos chants. À quoi bon le chœur quand il manque une voix, la tienne.

 Antigone, la Vie est plus haute que la vie, l'Amour plus haut que l'amour. C'est un soleil desséchant. Que sommes-nous pour le fuir. Lui échapperons-nous ? Autant vaudrait se fuir soi-même. Il est au plus secret de nous, plus intime que notre chair.

Antigone, avec lui, nous t'attendrons. Sa patience sera  la nôtre. Il ne sera pas permis que le monde ne compte pas une Antigone. Tu es plus nécessaire à son équilibre que le soleil. Ton apostasie dérouterait le cours des astres.