Georges Le Brun Keris

Notre sœur

ANTIGONE

Drame en cinq actes

La mort ? Je n'y crois pas, je meurs toutes les heures,

Et par là me découvre une nouvelle vie.

Angelus Silesius

ACTE I

C'est une auberge dans un faubourg de Thèbes, assez pauvre et telle qu'on en voit encore dans le proche Orient. La salle basse, aux murs crépis de blanc et bordés d'une frise géométrique de couleur bistre. Le plafond, où pendent des aulx, est bariolé de teintes vives. Une grande table en équerre occupe tout un angle. Le long du mur sont alignées des jarres de terre, assez hautes, aux belles formes. Par une porte ouverte on aperçoit un fond de campagne.

Des paysans, des rouliers, deux ou trois soldats, tous habillés comme des paysans dans les pays du proche Orient.

 

Un paysan

Bonjour à tous ! Alors, soldat, on se remet des combats. On caresse la jarre et la fille.

Un roulier

N'empêche que ça a été dur. Des histoires comme cela, il n'en faudrait pas souvent. Plus rien à transporter, les blés sont dévastés. Dans les champs, où l'on ne guide plus la charrue, rien que des ronces. Et la sécheresse aussi. Toutes les sources taries ! Thèbes, la ville aux sept sources, il y a de quoi rigoler !

 

Un paysan

Ah ! oui. C'est beau la guerre. Vous aimez ça, vous, les soldats.

 

Un paysan

Par exemple, pour celui qu'avait du blé, c'est intéressant. Le grain est à des prix qu'on n'avait jamais vus. Trente sesterces le boisseau, qu'on m'a dit. Par Zeus, y en a qui s'embêtent pas aujourd'hui !

 

Un roulier

Dites donc, les gars, vous saviez ça, vous, que Créon ne voulait pas qu'on enterre Polynice, son neveu, celui qui commandait les ennemis. Il a ordonné qu'il devait pourrir au soleil, dévoré des vautours. Quiconque l'enterrera sera lapidé. Je ne pense pas qu'il y en ait qui aiment la soupe au caillou au point de l'enterrer, celui-là.

 

Un paysan

Créon a tort. C'est attenter aux dieux que de ne pas ensevelir les morts.

 

Un paysan

Sans compter que les morts se vengent. Ainsi quand j'étais jeune, dans mon pays, un père a refusé que soit enterré...

 

Un soldat

Moi, je trouve que Créon a raison. Comment, Polynice recevrait les mêmes honneurs que son frère Étéocle ? Celui qui est mort pour sa patrie et celui qui est mort luttant contre elle auraient les mêmes honneurs ! Vous êtes fous !

 

Un paysan

La sagesse des dieux n'est pas la sagesse des hommes. Il ne nous appartient pas de juger leurs lois. Que sommes-nous, que savons-nous pour nous donner un tel droit...

 

Un soldat

Parle pour toi, mais Créon, lui, sait ce qu'il fait.

 

Un soldat

Et puis il est le chef, il a parlé. Vous n'avez tous qu'à la boucler. C'est lui qui commande, je pense.

 

Un paysan

On ne commande pas contre les dieux.

 

Un soldat

Toi, tu ferais mieux de tenir ta langue et d'y fourrer dessus un de tes bœufs. Si Créon savait qu'on tient de tels propos, il pourrait t'en cuire. Je ne sais même pas ce qui me retient...

 

L'aubergiste

Allons, c'est bon. Tiens, prends donc ce vin de résine, cela vaut mieux que toute la politique. Hé, la patronne, verse donc à boire. Il fait chaud comme chez Pluton ici. Et puis apporte aussi des olives, des noires, des bonnes, tu sais de la grande jarre qu'est dans la réserve. C'est pas tous les jours qu'on fête la paix. Allons, c'est ma tournée, et surtout pas de politique.

 

Un paysan

N'empêche que les dieux se vengeront. Leur loi est plus haute que la nôtre, Créon devrait le comprendre.

 

L'aubergiste

Tu as la tête dure comme un cul d'amphore. Quand je te dis de ne pas parler de politique ici. Tu m'attireras des ennuis, c'est tout. Fêtons plutôt la paix.

 

Un paysan

Ce n'est pas faire de la politique que rappeler la loi des dieux. Que s'est-il passé : Étéocle et Polynice se sont battus, l'un pour défendre la ville, l'autre contre elle. Nous autres, paysans, nous ne comprenons pas grand chose à tout cela. D'autant plus qu'Étéocle, lui aussi déclarait combattre pour la patrie. Quand il a pris notre village, il ne nous a fait aucun mal. « Thèbains, mes amis, qu'il a dit. Je veux délivrer votre peuple de Créon. Je veux que vous ne subissiez plus son oppression, mais que vous participiez librement au Gouvernement de la Cité ». C'est comme cela qu'il a parlé. C'était pas si mal.

 

Un soldat

Oui, mais c'était pas lui qui était le chef. C'était Créon.

 

Un roulier

Ce qu'il est embêtant, celui-là avec son chef.

 

Un soldat

Et bien oui, il est le chef, et la preuve, c'est qu'aucun de vous n'ira l'enterrer, Polynice, ni vous, ni aucun autre, et qu'il pourrira au soleil, et que déjà les mouches sont dessus, et les vautours.

 

(Entrent Antigone et Ismène, vêtues de couleurs vives, comme de simples paysannes. Aussitôt soldats, paysans et rouliers se taisent, échangeant des regards appréciateurs, puis la conversation reprend entre eux sur le prix du vin, des olives, et sur la guerre. L'aubergiste et sa femme leur versent rasades sur rasades, si bien que leur conversation se fait de plus en plus décousue. Puis, les uns après les autres, peu à peu, ils s'en vont. Entre temps, Antigone et Ismène se sont assises au bout de la table, le plus près des spectateurs).

 

Ismène

Pourquoi m'as-tu fait venir, ici, vêtue comme une paysanne, et dévoilée. J'ai honte. Je sens tous ces regards collés sur moi. Il n'a pas fallu moins que ces malheurs pour que je vienne. Ils m'ont tellement bouleversée que rien ne me semble plus étrange.

 

Antigone

Il le fallait, chère sœur. Nul ne connaît notre visage que nos femmes. Ne nous est-il pas le meilleur déguisement. Qui nous reconnaîtrait ? Ce n'est pas l'habit qui change : on reconnaît une silhouette. J'ai peur que nous sachions mal changer notre pas, et cette allure des femmes de notre race. Mais notre visage, qui le soupçonnerait ? Qui serait assez fou pour croire avoir contemplé le front, la bouche, les yeux des filles d’œdipe.

 

Ismène

Antigone, pourquoi m'as-tu fait venir ainsi ? Je te sens d'une étrange exaltation. Tu parles avec cette noblesse irritante de la pythie sur son trépied. Pourquoi me donner rendez-vous dans ce bouge, parmi les rouliers et les paysans, dans ces relents d'ail et de vin, quand nous vivons ensemble tout le jour au palais de Créon.

 

Antigone

Au palais de Créon, les murs écoutent. Ils nous guettent, ils nous épient. Je sais que chaque mot que je dirai, Créon le connaîtra. On ne sait jamais qui, derrière une tenture, nous surveille, qui nous suit à la promenade. Les servantes jasent... Surtout, je poursuis un dessein, pour lequel j'aurai besoin de certains concours. Je ne les trouverai qu'ici parmi ces braves gens.

 

Ismène

Tu ne parleras pas à ces hommes !

 

Antigone

Lorsqu'il s'agit d'accomplir la volonté des dieux, il faut rejeter ces puériles distinctions de rangs et d'honneurs. Pourquoi ne parlerais-je pas à ces hommes ? Suis-je désormais d'une condition plus haute, moi qui n'ai rien à moi ? Je vis de ce qu'on veut bien m'abandonner, comme une esclave. Je demeure chez un homme que je hais. De toutes façons, je te l'ai dit, ces hommes sont utiles à mon dessein.

 

Ismène

Je ne te comprends pas. Dans tes paroles tout m'inquiète et me surprend. Hélas ! Si triste est notre destin, que peux-tu méditer qui ne l'aggrave encore. Filles d'un lit incestueux, nous avons vu notre père les orbites sanglantes, vides. C'était comme un horrible regard, hâve, effaré, qu'il eût porté de toute part. Quiconque voyait ces orbites vidées se sentait maudit. Maintenant que j'ai connu mon père en ce comble d'infortune, chassé de la ville, et que nous demeurons dans son palais qui ne nous appartient plus, comme des étrangères et presque comme des captives, je n'ose plus rien entreprendre. Étéocle, Polynice, O mes frères. Tous deux morts, chacun de la main de l'autre, est-il sort plus horriblement cruel ? Ma sœur, que peux-tu méditer qui n'accroisse nos souffrances et ne nous interdise à tout jamais le bonheur ?

 

Antigone

Laisse aux esclaves les vaines larmes. Il ne nous sied pas de pleurer. Dis-moi plutôt : tu connais l'édit de Créon ? Tu sais qu'il est interdit à quiconque d'enterrer Polynice ?

 

Ismène

Comment l'ignorerais-je ? Nos femmes en parlaient en tremblant, elles chuchotaient dans tous les coins du palais commentant cet ordre horrible. Je ne savais où m'enfermer pour ne plus les entendre. Sans cesse je pense au cadavre de Polynice, abandonné au bord du chemin, et couvert de mouches. Lui, si beau ! Je le revois encore, lorsque nous étions petits. Les quatre ans qui nous séparaient me faisaient le traiter ainsi qu'une petite maman. Je l'asseyais sur mes genoux, je lui racontais des histoires, comment notre père avait délivré la ville du sphinx, comment il avait été nommé roi de Thèbes. Il comprenait tout, ce cher trésor. Il levait vers moi sa tête frisée, et me disait : « encore », « et puis » « et puis ». Il me posait tant de questions que je ne savais comment répondre. Il était beaucoup plus tendre qu'Éléocle, plus sensible, plus ombrageux aussi. Hélas ! il n'est plus. C'est trop horrible ! Et son cadavre que les vautours vont manger, qu'ils déchireront, de leurs griffes et de leur bec, s'en disputant les lambeaux.

 

Antigone

Cesse tes plaintes. Peux-tu croire qu'un des nôtres sera privé de sépulture, moi vivante.

 

Ismène

Que veux-tu dire ?

 

Antigone

J'ai décidé d'enterrer Polynice, avec tous les honneurs qui lui sont dus, sans qu'une libation soit omise.

 

Ismène

Mais comment le pourras-tu...

 

Antigone

J'ai tout prévu : ensemble avec peut-être un ou deux de ces paysans que tu méprises, mais qui pour l'amour de notre père, et pour accomplir la volonté des dieux, nous aiderons, nous porterons Polynice dans le tombeau d'Étéocle.

 

Ismène

Ton projet est chimérique. Nous serons dénoncées, avant même d'avoir pu l'accomplir.

 

Antigone

Qu'importe, nous l'aurons au moins tenté. Nous ne serons pas restées comme des souches, ou comme des esclaves geignardes, tandis que le corps de notre frère pourrit à tous les vents.

 

Ismène

C'est insensé te dis-je. Tu ne t'opposeras pas à Créon. Tu sais le prix de ta pitié. Tu seras lapidée, toi, et tous ceux qui t'aideront.

 

Antigone

Qu'importe, je n'ai pas le droit de le savoir.

 

Ismène

Je n'ai pas plus que toi, Antigone, je t'en supplie.

 

Antigone

Il t'appartient de mourir avec moi.

 

Ismène

Mais j'aime la vie, moi. Sans doute j'ai trop souffert. Mais je sais qu'il est encore du bonheur. Et puis, quelle que soit notre douleur, elle n'atteint pas le printemps. Elle ne peut altérer cette joie qui fuse des arbres subitement verts, le bourgeon d'un seul coup éclate, et déjà se déplisse la feuille. Notre douleur ne voile pas le ciel brillant, lisse et limpide comme une eau. Vois-tu, j'ai peur que tu ne m'enlèves cette dernière possibilité de bonheur. J'ai trop souffert, j'ai besoin de joie. Je tremble que chacune de mes actions ne dissipe à tout jamais, ne me dérobe cette joie à laquelle j'ai droit après tout.

 

Antigone

Que parles-tu de la joie. Il n'est pas de joie, contre les dieux. Ils vengeront cette impiété. Ton frère sans sépulture, et toi, tu te pâmes à la seule annonce du printemps. Polynice pourrit au bord d'une route, et tu t'extasies sur le ciel ! Naguère, tu te cuirassais de tes larmes pour ne pas agir, tu te faisais un bon petit abri de plaintes. À présent, tu projettes devant toi, comme un voile qui  te dérobe ton devoir, la joie du  monde. Je ne suis pas dupe. Mais si tu ne veux pas ensevelir notre frère, j'y pourvoirai seule. Retourne à ta joie. Laisse-moi. Tu me fais horreur.

 

Ismène

Tu ne me comprends pas. À travers notre souffrance, ne la sens-tu dans ta chair la promesse de la joie. Qu'y pouvons-nous, qu'y peuvent même les dieux ! C'est une force qui est en nous. Elle chemine dans notre chair comme la sève au creux du bois. Elle monte jusqu'à notre cœur, et tout submerge, la douleur, l'horreur de notre destin. Ah ! tu n'es pas insensible, et tu connais cet espoir insensé de la chair. Demande-t-on à un arbre de ne pas porter du fruit ? Pourquoi être une femme, sinon pour cette joie d'une chair vivante qui se détache de notre chair. Pourquoi être une femme, sinon pour cette bouche vorace qui mord le sein, et cette petite main qui se crispe et le pince. Pourquoi, sinon pour ce clair sourire d'un petit enfant qui babille et qui s'essaie maladroitement à marcher, lançant en désordre ses jambes. Je ne suis qu'une faible femme, mais je veux être totalement une femme. Qu'est un poirier sans son fruit, qu'est une femme sans un petit enfant qui la tient très fort – et exquisément, de toute sa jeune vie, la martyrise.

 

Antigone

Ne me tente pas. Je la sens en moi cette poussée de la vie qui veut naître, ce cheminement de la vie dans mes veines, comme sous la terre la pression secrète des eaux. J'en ai rêvé, moi aussi, d'un petit enfant tout à moi. C'était ma revanche contre l'injustice du sort. Je réfugiais dans cette pensée tout ce qui me restait de force pour espérer. Que de fois, en rêvant dans la pénombre, je l'ai formé cet enfant. Je lui apprenais la fierté d'être le petit-fils d'Œdipe. Nos malheurs avaient épuisé la malédiction qui pèse sur notre race. Mon fils était heureux. C'était bientôt un beau jeune homme, si fier, si pur, beau sur son cheval d'argent, comme la vague blanche qui se courbe. Oui, il était sur son cheval comme la vague qui se lève crêtée d'écume.

 

Ismène

Tu vois...

 

Antigone

Oui, cette tendresse d'un enfant...

 

Ismène

Tu la connaîtras...

 

Antigone

Un petit enfant à moi.

 

Ismène

Il sera dans tes bras. Il posera sa tête au creux de ton épaule en chantonnant : « Câlin, câlin ». Il fera coucou dans ta robe.

 

Antigone

Un petit enfant à moi.

 

Ismène

Tes enfants, les miens, nous danserons des rondes ensemble.

 

Antigone

Il grandira. Il apprendra le jeu des armes. Je le voudrais un peu casse-cou. Tout le jour, il partirait pour de grandes courses dans la montagne avec des garçons de son âge. Il en reviendra les jambes écorchées, les mains pleines d'épines que, de la pointe de mon aiguille, je devrai une à une lui enlever. Ces soirs-là, il sentira la menthe sauvage, le thym, ses cheveux auront l'odeur même du vent sur nos garrigues. Il montrera cette fierté provocante, presque blessante, des enfants vierges. Ah ! je sens l'odeur de ses membres un peu trop longs...

 

Ismène

Tu vois, chère sœur, tu vois... Pour ce petit enfant il faut que tu conserves la vie.

 

Antigone

Mais non, Ismène. Ah ! où étais-je ? Ma tête s'égare. Oui, pauvre sœur, nous avons trop souffert l'une et l'autre. Le malheur nous a donné dans la tête de grands coups sourds, comme cet ébranlement que donnent à toute la maison les coups des bêtes dans l'étable.

 

Ismène

Qu'as-tu donc ? Tu souhaitais à nouveau espérer. Tu te rendais à mes raisons.

 

Antigone

Je donnerais à mon fils un nom souillé ! Je le ferais naître avec collée à la peau, comme une tache de vin, comme la tache rose d'une lèpre, la honte ! Je le haïrais donc ? Il était le fils de terribles misères et d'une grande infortune, mais d'un honneur intact. Maintenant il naîtrait d'une famille où on n'enterre pas les morts. Que dis-je, je le sais, il aurait le visage d'un cadavre. Il serait sans cesse devant moi, hâve et comme rongé de vers, pour me rappeler mon crime. Ismène, les morts se vengent. Comment Polynice m'atteindrait-il, sinon dans mon fils, dans mon petit enfant ?

 

Ismène

Mais tu n'es pour rien dans ce crime, seul Créon...

 

Antigone

Tais-toi. Nous sommes des criminelles de vivre encore. En venant, j'ai vu les vautours. Ils étaient perchés sur un arbre voisin du cadavre. Ils n'osaient pas approcher encore, mais ils secouaient leurs plumes noires, ils dandinaient leur cou décharné, rosâtre. Impatients ils donnaient du bec sur les branches. Et nous sommes là qui ne faisons rien. Tu m'égares en vains discours. Je ne suis pas venue discuter ou m'attendrir, mais te demander ton aide.

 

Ismène

Tu es folle.

 

Antigone

Non, je ne suis pas folle. Je sens trop le poids de ce crime. Je sens trop le poids de tous les crimes qui se commettent. Vois-tu, je sais que chacune de mes faiblesses engendre quelque part un crime, ainsi dans certaines vallées l'écho amplifie la voix qu'il répercute. Et puis n'est-on pas responsable d'un crime qu'on n'a pas pu empêcher ?

 

Ismène

Mais tu veux entreprendre une action impossible !

 

Antigone

Elle n'a rien d'impossible. Seule une lâche peut hésiter. Reste à la poursuite de ton bonheur si tu ne veux pas me suivre, mais cesse de me retenir par tes discours.

 

Ismène

(la retenant par le bras)

Tu n'iras pas.

 

Antigone

Ce n'est quand même pas toi qui m'en empêcheras.

 

Ismène

Si, je saurai t'en empêcher.

 

Antigone

Tu sais bien que tu n'es pas la plus forte. J'échapperai de tes bras.

 

Ismène

Je saurai t'empêcher mieux qu'avec ces bras stupidement faibles.

 

Antigone

J'en rirais, si je n'en perdais un temps si précieux.

 

Ismène

Ris, si tu veux, malgré toi je te sauverai.

 

Antigone

Je t'en défie.

 

Ismène

Créon saura bien t'empêcher.

 

Antigone

Créon ? Que dis-tu ?

 

Ismène

Oui, j'irai tout lui dire avant qu'il ne soit trop tard. Je lui dirai qu'il te retienne, qu'il t'enferme, qu'il t'empêche de courir à la mort.

 

Antigone

Non – Non – Ah ! lâche. Ah ! trois fois lâche !

(Elle se dégage et s'enfuit)

- RIDEAU -

Entre le chœur par divers points du théâtre.

Une femme

Antigone !

 

Une autre

Antigone !

 

Une autre

Antigone!

 

Une autre

Antigone !

 

Une autre

Antigone !

 

Le chœur

Antigone. Nous voici, tes sœurs, venues de tous les horizons de la mort. Innombrables, sommes-nous, toutes qui avons préféré la mort à l'injustice. Les sacrifiées, les immolées...

Faibles femmes, les plus faibles, mais inflexibles, nous avons préservé la beauté du monde, ainsi la faible lune émeut les eaux de la mer. Comme d'autres enfantent des enfants de chair, nous avons engendré la Justice.

Nous avons engendré la beauté. Nous fûmes ce grain que jette le laboureur. Sa mort s'épanouit en épi lourd et dur qui tout au ras du ciel balance. Nous fûmes ce léger éclat de bleu dans la cuirasse des nuages et tout le soleil fond et dévale sur la terre.

Comme vous aimez vos enfants de chair, nous avons aimé la justice. Ce n'est plus un mot vague et grand. Nous l'avons vêtu de nous-mêmes. Elle est notre visage adorable. Antigone, Iphigénie, la justice s'est parée de notre jeunesse, une neuve justice, forte et faible comme une femme.

Que serait le monde sans notre justice. Il serait comme une nuit de lune sans l'amante, une solitaire nuit où les buissons de roses, le bruissement lointain du fleuve, nous devrions les regarder d'un cœur sec. Une nuit où les montagnes transparentes – le clair de lune s'y condense, y devient matière poreuse et brillante – ne seraient qu'un décor glacé. Une nuit où la brise n'apporterait le frôlement des avoines qui se froissent, les deux notes alternées d'une source et ce parfum pulpeux des moissons mûres, que comme une dérision.