ACTE II

Avez-vous jamais vu une place de marché dans le midi, quand au roulement du tambour du garde-champêtre, chacun abandonne son étal pour écouter la nouvelle ? Le spectacle de Thèbes, ce matin où Créon fait connaître au peuple ses derniers édits, est un peu le même. On plie en hâte les auvents, on charge les légumes sur des charrettes. Il traîne partout des feuilles de salade, des fruits écrasés, et jusque sur les marches du temple de Zeus qui bientôt servira d'estrade à Créon. On fait partir les commères, qui couvrent de quolibets « ces messieurs du Gouvernement ». Tout le monde crie, on s'injurie, on s'engueule et on rit en même temps.

 

Un esclave municipal

Et toi ! la petite mère. Tu n'as pas bientôt fait de les ramasser tes poulets ! Ce ne sont pas ceux du temple de Zeus qu'il faille prendre tant de ménagements.

 

La commère

Grand feignant. Les députés commenceront assez tôt leurs conneries. Je les ramasse, mes poulets, je les ramasse.

 

Un magistrat

(parlant à un autre)

Je ne sais pas ce qui se passe, ce matin, mes oies ne veulent pas manger. Rien à faire. C'est d'un bien mauvais présage. Note, mon cher, que ces bêtes refusent le grain, juste depuis qu'on sait l'intention de Créon de ne pas enterrer Polynice. (Quelqu'un le bouscule). Hé ! Couillon, tu ne pourrais pas faire attention  peut-être.

 

Un loustic

Dis pas que tu ne l'as pas vu. Il est trop gros pour ça. À lui seul il remplit toute la place.

 

Le magistrat

C'est insupportable ! On devrait chasser cette foule, on ne peut même pas parler tranquillement, se concerter un peu avant l'Assemblée.

 

Une femme

Du mouron, du mouron pour les petits oiseaux !

 

Le magistrat

Vous entendez cela ? On devrait faire évacuer le marché au moins une heure avant l'assemblée.

(Un esclave municipal saisit la femme et veut la faire sortir)

 

La femme

Ah ! ça non, on a déjà bien assez de mal à la gagner sa chienne de vie. Moi je m'en fous de votre assemblée, de notre politique, tout ça, c'est des affaires pour les riches. Pendant ce temps là, le pauvre monde se crève de sueur et ne peut pas vendre son grain.

 

Autre esclave municipal

Allons, allons ! circule, la petite mère, et gueule pas. Tu vas encore te faire coller une amende.

 

La femme

Plus souvent que j'aurai une amende ! Ton amende, je m'en fous de ton amende.

(Elle ramasse quand même ses paniers et s'en va)

 

Le magistrat

Ce qui m'ennuie, c'est que Créon renverse toutes les traditions de l'État. Je sais bien qu'il faut savoir innover, mais enfin on devrait lui faire comprendre...

 

L'autre magistrat

Qui donc, mieux que toi, Gnaton, saura dans l'assemblée..

 

Le magistrat

Sans doute, sans doute, mais il m'est difficile de contrarier la politique de Créon. Je suis un soutien de l'ordre, moi, et je ne veux pas me mêler à cette tourbe plébéienne... Et puis, Créon m'a promis que mon fils serait intendant des jeux l'an prochain.

 

Autre magistrat

Moi, j'ai mon procès. Tu connais cette ridicule affaire. On prétend que j'aurai violé une petite nubienne qui appartenait à Agathos. C'est une ridicule histoire. Personne ne le croit bien entendu, même pas ma femme, mais enfin j'ai des charges contre moi, des témoins gênants,  - stipendiés bien entendu par mes ennemis. Je ne veux pas m'opposer Créon à la veille d'un tel procès.

 

Un notable à un autre

Oui, Créon a tort de ne pas permettre qu'on enterre Polynice. Il en adviendra du mal pour la ville, c'est certain. J'ai vu deux corbeaux sur le soleil levant ce matin, et ma femme a rêvé de puces. Un tel rêve est de bien sinistre présage.

 

Autre notable

Que dis-tu là, Antiphos ! Et t'appartient-t-il de critiquer le Gouvernement.

 

Troisième notable

Je suis de l'avis d'Antiphos, je ne veux pas mette la main à ce que je considère comme une impiété.

 

Premier notable

Alors, tu voteras contre ?

 

Troisième notable

Non, non. Je n'adopterai pas une attitude si téméraire. Je ne suis pas ce vain peuple qui crois qu'on le consulte sérieusement. L'inimitié de Créon que je m'attirerais, dussé-je sauver la Cité, serait la trop juste confirmation pour des oracles néfastes dont on me parle depuis ce matin. Non, je m'abstiendrai, et, pour ne pas en avoir d'ennui je vais rentrer chez moi. Je prétexterai une indisposition. Il faut savoir, sans contrarier le Gouvernement, respecter sa conscience.

 

Deuxième notable

Ta formule, toute nuancée de prudence, risque d'être la bonne.

(La foule crie : Créon ! Créon ! On se range, on se bouscule. Les esclaves municipaux redoublent de zèle, chassent à grand renfort de coups de pied et de coups de triques les dernières commères qui hurlent. Créon paraît solennel, froid, tendu, la tête ceinte de laurier vert. Il monte sur le parvis du temple de Jupiter en saluant autour de lui de l'air ennuyé, distant et distrait d'un souverain en voyage. Il a l'aspect plutôt débonnaire, mais se fige dans une attitude de volonté, de dureté, de froideur).

 

Créon

Citoyens de Thèbes ! Au sommet de ma grandeur, je ne viens pas discuter avec vous de mes intentions. Vous savez qu'elles sont justes et bonnes. Je ne vous demande pas un vote. Je viens vous exposer mes intentions et tout d'abord vous confirmer mon interdiction d'enterrer Polynice... (murmures dans la foule). J'en entends qui murmurent. Sachez-le, je briserai toute résistance. Pas un seul de vous n'osera enfreindre mes ordres. Je vous ai dit que j'interdisais qu'on enterre Polynice...

 

Une voix dans la foule

C'est contraire à la loi des dieux.

 

Créon

Qui ose dire que c'est contraire à la loi des dieux. Qui ose m'interrompre ? Qu'il se nomme celui-là. Les dieux sont avec moi. Je le sais. Ne m'ont-ils pas porté au comble de la puissance. Ce sont les dieux qui parlent par ma bouche. Non plus des dieux désuets, pleins de prescriptions et de défenses ; mais les vrais dieux thébains. J'en suis l'oracle. Non je ne contrarie pas les dieux que je reconnais lorsque je vous interdit d'enterrer Polynice.

(Entre Ismène, que les esclaves municipaux n'osent arrêter).

… Que fait ici cette femme, que vient faire une femme parmi nous ?

 

Ismène

Chef de notre Nation, je te supplie de m'écouter. Il s'agit du sort de ma sœur Antigone.

 

Créon

Et c'est pour ta sœur Antigone que tu viens m'interrompre en pleine assemblée !

 

Ismène

Créon, je t'en supplie, écoute-moi.

 

Créon

Tais-toi. Ou j'appelle les esclaves pour qu'ils t'enchaînent. Crois-tu que ta qualité de fille d'Œdipe te fera épargner. Ah ! Je vous reconnais bien là, vous tous qui ne rêvez que de ressusciter le régime aboli. Je vous mâterai.

(entre un soldat, tout essoufflé)

 

Le soldat

Chef... J'ose interrompre ton discours ? Il faut que je te parle.

 

Créon

Vous vous liguez donc tous pour m'interrompre. Que me veux-tu ?

 

Le soldat

Ce n'est pas de gaité de cœur que je te parle. Mais j'ai dû venir. C'est moi que le sort a désigné. Je te promets que j'ai bien failli revenir en arrière sur le chemin, et tout plaquer, et gagner la montagne. Ah ! surtout, tu m'épargneras. J'ai des enfants. Aie pitié de moi !

 

Créon

Mais parle donc. Je ne comprends rien à ton discours. Je ne leur veux rien à tes enfants.

 

Le soldat

Oui, car tu ne sais pas encore ce qui s'est passé.

 

Créon

Mais parle donc, ou je te ferai passer le goût de me déranger.

 

Le soldat

Où en suis-je ? Si je parle, je ne sais quel sera mon sort, et si je ne parle pas, tu me menaces déjà.

 

Créon le secouant

Parle à la fin !

 

Le soldat

Voilà... c'est-à-dire... Voilà... Enfin... Je suis un de ceux qui étaient chargés de garder le corps de Polynice pour être sûr que nul ne l'enterre.

 

Créon

Oui. Eh ! Bien, que s'est-il passé. Faudra-t-il t'arracher chaque parole. J'en connais le moyen, tu sais...

 

Le soldat

Oui, c'est comme je vous le dit. On était là qu'on jouait aux dés pour se distraire, parce que, pas, c'est guère attrayant de monter la garde autour d'un macchabée. Donc, c'était Hector qui donnait, non, c'était Agathon. Peu importe, je ne sais..., c'était je crois bien Hector.

 

Créon

Viens-en au fait, c'est à crever d'impatience.

 

Le soldat

J'y suis... C'était bien Hector qui donnait. C'est affreux, qu'il dit, ce vent qu'il fait, ça apporte toujours l'odeur du mort, et puis on a de la poussière plein les yeux. C'est qu'il en fait un foutu vent. Un vent sec, chargé de sable, qu'on pouvait même pas ouvrir les yeux. Donc, que dit Hector, faut se retourner, ou on ne pourra plus jouer. On se retourne, on donne un tour, puis deux. C'était toujours Agathon qui gagnait...

 

Créon

Fais-nous grâce de ta partie de dés.

 

Le soldat

Ça, chef, vous me coupez le fil. C'était déjà pas si commode. Donc Agathon gagnait. Quand y ramasse la mise, y se retourne. C'est drôle qu'y dit ; on dirait qu'on a touché à Polynice. « Comment, que je fais comme ça, c'est pas possible ». « Je t'assure, qu'y fait. Il était sur le côté et maintenant il est allongé sur le dos, les mains croisées sur la poitrine ». « Les bras croisés sur la poitrine » que je m'écrie. On court, on se précipite, on se bouscule. C'était bien vrai.

 

Créon

Quoi ? Qu'est-ce qui était vrai ? Tu ne parles que par énigmes.

 

Le soldat

Eh ! bien, quelqu'un était venu et avait enterré Polynice.

 

Tous s'entreregardant

Enterré Polynice !

 

Créon

Que dis-tu !

 

Le soldat

Je dis qu'on avait couvert le corps de Polynice d'une légère poussière, et qu'on avait fait sur lui les libations. On avait lavé ses plaies. Il était tout propre.

 

Créon

Misérable ! Mais qui a osé faire cela, qui donc...

 

Ismène

(à part) Oh ! Dieux ! Antigone... (Haut) Certes ce sont les dieux, Créon, c'est un dieu. Qui l'eût osé parmi les mortels ? Tous redoutaient trop ta fureur.

 

Créon

Tais-toi. Qu'as-tu à parler dans l'assemblée des hommes ?

 

Une voix

Les dieux ont voulu réparer l'offense que tu faisais à un mort.

 

Créon

Taisez-vous. Il n'y a pas plus de dieux là dedans que sur ma main. Ou bien, c'est un dieu qui apprendra à mourir, celui-là.

 

Une autre voix

Ne t'obstine pas. Tout cela est d'un sinistre présage.

 

Créon

Je n'ai pas été accoutumé de renoncer à mes desseins pour si peu.

 

Une voix

Prends garde aux dieux, Créon !

 

Créon

Je hais les dieux, s'ils se mettent en travers de ma volonté. Ah ! Vous ne savez pas vous, ce qu'est vaincre le sort. Vous ne savez pas tout ce qu'il faut de volonté, de haine, pour arriver où j'en suis. Vous ne savez pas non plus tout ce qu'il faut de mépris des dieux. Votre morale, mais si je m'y étais plié, serais-je ici ? L'homme fort se forge sa propre morale. Il se la trace lui-même, elle est exactement tous les moyens nécessaires à l'accomplissement de ses desseins. Vous me faites rire, vous tous. Vous m'avez suivi dans des guerres iniques, dont le seul objet était la grandeur de Thèbes et ma grandeur. Vous m'avez approuvé de chasser Œdipe, qui pourtant avait sauvé votre patrie d'un mal funeste. Et maintenant vous voudriez que j'hésite. Et pourquoi ? Pour un cadavre à enterrer. Vous l'ignoriez donc que je hais mes ennemis jusqu'au delà de la mort ? Polynice m'a humilié, il a combattu mes desseins, il a voulu m'abattre. Je l'ai vaincu. Pour une vaine terreur des dieux je ne tirerais pas la quintessence de ma vengeance ? Vous ne savez pas cette joie d'humilier qui vous a humilié. C'est une joie plus vaste que l'amour, plus sûre que l'or, plus profonde que le vin. C'est une joie de toute la chair. Rien que d'y penser, quelque chose frémit dans les entrailles comme dans le ventre du jeune homme quand il évoque la femme convoitée. Mes mains serrent comme une proie. Je presse contre moi ma vengeance, comme on serre une femme à l'étouffer, comme on écrase sa bouche sur sa bouche. Insultez-moi, vous tous, que j'aie cette joie de me venger, cette joie de vous écraser. J'ai tout épuisé, les femmes, l'amour, l'argent, la gloire, le vin même ne m'enivre plus, mais cela me reste, la volupté de haïr.

 

Ismène

Antigone ! Qu'adviendra-t-il de toi s'il te découvre ?

 

Créon

Et quant à toi, soldat, retourne d'où tu viens. Balaie du cadavre la terre qu'on y a jeté, et tâche qu'on y veille à présent. Toi et tes compagnons, vous me répondrez de cet enterrement impromptu. Les brodequins vous feront parler, sans doute, et les verges vous délieront la langue. Je connais certaine lanière plombée qui avive très bien la mémoire. Va-t-en vite, mais je vous conseille à présent de mieux veiller sur le cadavre.

(Au peuple, qui, un moment surpris et comme assommé par la harangue de Créon, recommence de s'agiter, de commenter les événements ).

Vous aussi, taisez-vous. Apprenez que ma volonté sera respectée. Je ne sais qui a commis ce crime ; mais je le saurai. Tellement horrible sera son châtiment que longtemps, même ceux qui n'ont rien à se reprocher, en trembleront.

 

Le chœur

Créon, du sommet de ta grandeur, tu ne sais pas que t'a vaincu Antigone. Éphémère victoire, crois-tu, cette sépulture de Polynice. Déjà tes soldats dépouillent le cadavre du pieux appareil disposé par sa sœur. Plus profonde est la victoire d'Antigone. En vain l'hiver a brûlé la terre de ses gelées, le printemps fuse soudain éclaté, de toute part craquent les glaces, et poussent les roseaux sur les branches où la neige n'a pas fini de fondre. Ainsi cette rigueur que tu prétendais faire régner, cette justice de fer, cèdent... Une neuve justice, une tendre rigueur les supplantent, fusent, bourgeonnent, fleurissent tout alentour !

Qu'importent tes victoires, qu'importe cette gloire, survivra-t-elle à ces lauriers qui te ceignent ? Mais qu'Antigone se sacrifie, qu'elle brave ton ordre, qu'elle obéisse à sa conscience contre toi, elle introduit dans le monde un nouveau principe, une loi nouvelle... l'Amour...

Visage de l'Amour, qui êtes la seule justice. Que peuvent vos lois humaines contre ce Dieu à visage d'homme, ce Dieu en nous, dans notre sang, dans notre chair, dans notre cœur qui cède comme cède la terre sous la pression des mille germes qui s'en délivrent. Ce Dieu en nous et tout en dehors de nous, dans l'effusion du printemps, dans le ciel glissant et lisse, comme poli, dans les bois que les bourgeons sèment d'une poudreuse écume d'or.

Visage de l'Amour. O ! notre tendre sœur Antigone, il vous appartient aujourd'hui de l'exprimer. Pour un instant vous êtes sur la terre ce visage éternel. Vous nous exprimez toutes, vos sœurs obscures qui dans le silence avons vécu le même sacrifice, et sans qui le monde serait dur et froid comme un bloc de fer jeté dans l'espace. Il suffit d'une fleur au bord du chemin pour donner toute sa joie au paysage, ainsi sur les routes de la vie notre grâce. Et nous, les immolées, les sacrifiées, nous sommes la beauté du monde, sa douceur, sa joie.