ACTE V
De nouveau comme au second acte, la place du marché.
Un magistrat
Oui, mon cher, après que Créon lui eût pardonné, elle est retournée ensevelir son frère. Ce sont des choses qui ne se font pas.
Un notable
Quelle obstination ! Autant je l'ai approuvée la première fois, autant je la comprends peu cette fois-ci.
Autre notable
C'est de l'héroïsme inutile. J'ai horreur de l'héroïsme inutile.
Le magistrat
Oui, à ce point, c'est seulement de l'ostentation. Elle a voulu à tous donner une leçon.
Le 1er notable
Elle se croit sûre de l'impunité parce Hémon l'adore, mais je souhaiterais que Créon n'écoute pas son fils. Même dans la piété, même dans le bien, il est une limite qu'il ne faut pas dépasser.
2ème notable
Tu as raison. Un peu de piété sied, mais point trop. Il faut de la religion : le peuple ne peut s'en passer. Mais il n'en faut point trop, car alors elle devient un ferment de désordre. Si on préfère à tout la loi des dieux, c'est la révolution.
Le magistrat
Mais quelle foule ici !
Le 2ème notable
Ah ! Je suis inquiet. Plus rien ne se vend. J'avais un peu de grain de côté... Mais faites donc attention, la commère. Vous allez me salir avec vos peaux de lapin. Que cette foule est insupportable, et impudente. Les gens n'ont plus de respect !
1er notable
J'en reviens à cette petite Antigone. C'est extraordinaire de vouloir ainsi absolument avoir raison. Elle avait accompli son devoir. Elle n'avait plus qu'à obéir. Ah ! Voilà Créon.
La foule
Créon, Créon.
(On se presse, on se bouscule. Les magistrats font le coup de poing pour parvenir au 1er rang. Antigone suit Créon entre deux soldats. Dès qu'on l'aperçoit, ce sont des exclamations diverses, des cris. On se bouscule encore plus.
Les esclaves municipaux font de l'ordre à grand renfort de coups de lanière. Enfin s'établit un calme relatif où parle Créon).
Créon
Citoyens, je vous amène cette femme pour que vous la jugiez. Deux fois elle a désobéi aux lois que j'avais édictées. Dans un excès de bonté, et pour tenir compte de votre intercession à tous, je lui avais pardonné. Mais elle nous a trompés. Oui, vous, moi, elle nous a trompés. Sitôt libre, elle s'est précipitée à nouveau pour ensevelir Polynice. Elle a indignement abusé de ma confiance, de notre confiance, puisque c'est sur vos instances que j'avais voulu oublier son premier crime. Qu'en pensez-vous ? Dites, vous tous, que pensez-vous de cette femme qui viole ses promesses et nos lois ? Vous tous, anciens du peuple, voulez-vous que désormais chacun prétende n'obéir qu'à sa conscience et méprise des règlements que dans vos assemblées vous avez sagement édictés ? Quel exemple pour la jeunesse ! Ah ! Non, nous ne témoignerons plus de faiblesse, sinon de quelles audaces nos enfants seront-ils capables ? C'est la cité que je vous demande de défendre, comme avec vos armes vous l'avez défendue. Vous la défendrez contre tous les périls de l'anarchie. Magistrats, anciens du peuple, jugez.
Quelques voix de magistrats
Elle mérite la mort.
Créon
Mais notre loi n'admet pas qu'un homme soit condamné sans qu'il soit entendu. Parle, Antigone, je t'en adjure. Que pourras-tu dire ? Qu'oseras-tu nous apporter comme excuse ? Quelle insolence nous présenteras-tu en guise de défense ? Va, nous t'écoutons, mais ne soit pas trop longue.
Antigone
Créon, et vous tous, magistrats de mon peuple, je n'ai rien à vous dire. Vous connaissez les faits, et je sais que vous me condamnerez. Je ne vous poserai qu'une seule question. Pouvais-je ne pas ensevelir mon frère ?
Ne devez-vous pas avoir pitié de moi...
Une voix
Et pourquoi aurions-nous pitié de toi, puisque toi-même n'en as pas eu pitié ? Tu t'es obstinée, Antigone.
Antigone
Ne deviez-vous pas avoir pitié. Mais je m'égare ! O dieux ! Où suis-je ! J'allais implorer leur pitié, et ne vois que des figures allumées par le désir de me tuer. Comme des Erynyes vous sentez le sang. Vous me flairez comme des chiens.
La foule
Tais-toi, tais-toi. Créon, fais la taire !
Antigone
Ah ! Ma voix vous fait peur. Vous ne voulez pas m'entendre. Ma voix, elle a le son de votre remords. Vous l'entendez au fond de vous, comme on entend sa conscience. Elle n'est pas facile à étouffer, car c'est dans chacun de vos cœurs qu'elle résonne.
La foule
Tais-toi !
Antigone
Non, je ne me tairai pas. Avant de mourir, j'ai trop de choses à vous dire. Avant de mourir ! Mais que signifie ce mot. Qui donc est mort ? Est-ce vous, est-ce moi ? Oh ! Comme je suis vivante, et comme vous tous, vous êtes morts. Combien de vous-mêmes gît à côté de vous, quelle part immense, la plus noble, la plus belle. Toi-même, Créon, ne fus-tu pas un jeune homme fier et plein d'illusion. Où gît-il ce jeune homme ? Sous quelle épaisseur tu l'as enterré ?
Vous voulez que je me taise ? Mais ils parleront, tous ces jeunes morts que vous fûtes. Ils bousculeront la pierre dont vous avez clos leur sépulture. Ah ! Craignez leur retour, vous rougirez de honte devant vous-même. Et c'est affreux, cela, de se confronter soi-même et de sentir tout à coup qu'on pue.
Vous me parlez de la mort, comme d'une chose dont vous me menacez. Vous me parlez de la mort, comme d'une chose qui intervient tout à coup, et qu'on n'avait jamais vue auparavant. Mais regardez la donc, votre mort. Elle croît avec vous, elle grandit avec vous, elle vous dépasse bientôt, elle s'engraisse de chacun de vos jours qui tombent, elle se nourrit de tout ce qui s'en va de vous, O vieillards, elle est énorme votre mort, et elle est affreuse. Elle est nourrie de tout votre stupre, de votre luxure, de vos rapines. Elle a le visage de votre avarice et elle vous dévore. Elle a faim de vous comme vous avez faim de l'or. Ah ! Ce pourrait être si beau de vieillir, et c'est tellement affreux.
Un magistrat
Qu'elle se taise ! Qu'on la tue !
Une autre magistrat
C'est incroyable.
Un notable
Son impudence n'a pas de nom. Elle mérite cent fois la mort.
Voix d'un jeune homme
Elle a raison !
Un notable
Quoi, que dit-on, qu'entends-je ?
Voix d'un autre jeune homme
Oui, elle a raison.
Antigone
Jeunes hommes, n'est-ce pas du fond des temps que vient votre voix.
Un notable
Créon, je t'en supplie, fais la taire.
Créon
Les lois de notre pays laissent aux criminels le droit de se défendre. Je n'ôterai pas ce droit à Antigone. C'est selon toutes les règles de notre loi qu'Antigone sera condamnée, et notre peuple en son assemblée se prononcera librement. Parle, Antigone, et puisque c'est la dernière fois, ose poursuivre ta propagande contre les anciens du peuple. Je suis vraiment curieux de t'entendre.
Antigone
Je ne parlerai plus aux anciens du peuple. Ce que j'avais à leur dire, je l'ai dit. Ils ne valent pas plus. Au moment de mourir, j'ai des pensées plus hautes sur quoi me recueillir. Mais, jeunes hommes, vous qui avez osé parler pour me défendre, c'est à vous que je m'adresserai. Désormais, je ne parlerai plus que pour vous, mes frères.
Hommes, jeunes hommes, ah ! si vous saviez comme je vous vois maintenant ! Je vous vois vraiment comme des hommes. Vous êtes tellement plus que vous-même. Vous débordez de votre corps, c'est comme un halo, tout ce que vous fûtes, tout ce que vous désirez. C'est autour de vous, comme se fixe à la branche les cristaux du gel, tout une robe de pensées, de peines, de souvenirs. Un homme, c'est tellement plus qu'un homme. Il plonge ses racines dans le temps, il plane de mille branches dans l'avenir...
Un jeune homme
Créon, délivre-la !
Un notable
Vois, Créon, tu ne gagnes rien à laisser parler Antigone, et la jeunesse s'enhardit.
Antigone
Jeunes hommes, si vous m'aimez, gardez cet amour secret dans votre cœur. Vous ne me sauverez pas des mains de ces vieillards.
Voix d'un jeune homme
Si nous te sauverons !
Ismène (arrive en courant)
Antigone ! Antigone ! Je te croyais sauvée. J'apprends que tu es retournée ensevelir Polynice. Ô ma sœur, que va-t-il advenir de toi !
Antigone
Tu vois. Ils me condamnent à mourir pour ma pitié envers les dieux.
Ismène
Antigone, j'ai voulu te sauver, mais je voudrais mourir avec toi.
Antigone
Pourquoi, Ismène, et qu'y gagnerons-nous ? Va, retourne parmi ceux qui se croient vivants. Tâche d'y trouver le bonheur.
Ismène
Je ne trouverai plus le bonheur. La vie, elle n'a plus le même sens, depuis que je t'ai vue te sacrifier. Je sais désormais que notre vie ne vaut que pour la hauteur où nous la portons.
La vie, le bonheur, je sais désormais par toi qu'il est un autre sens de la vie, un autre sens du bonheur. Laisse-moi venir, laisse-moi te suivre.
Antigone
Viens, si tu veux.
Ismène
Comment te survivrais-je ?
Antigone
Oui, chère sœur, viens, c'est mieux ainsi, et qu'en un seul jour périssent tous les enfants d'Œdipe pour avoir cru à la noblesse et à la beauté du monde.
Voix d'un jeune homme
Épargne-les Créon !
Voix d'un autre jeune homme
Nous t'en supplions, épargne-les Créon !
Hémon
Ah ! Père, n'aurais-je pas le droit de parler moi aussi.
Jeunes hommes, cette femme vous enflamme par ses discours et vous la croyez. Moi aussi j'ai cru en elle, mais je n'y crois plus. Ah ! Parjure !
Tu m'as menti. Elles étaient fausses tes promesses et tu n'acceptais mon étreinte que pour retourner à ton sort. Mes baisers, tu n'en voulais que pour m'échapper. Mon amour, tu l'as foulé au pied après t'en être parée comme d'un oripeau.
Je t'aimais. Te dirai-je comment je t'ai aimée, je t'ai aimée jusqu'à braver mon père. Si tu me l'avais demandé, avec toi, j'aurais enterré Polynice. Je t'aimais plus que ma vie, plus que ma chair. Je t'aimais, ce mot me brûle quand je le prononce et c'est comme un râle qui s'étrangle dans ma gorge.
Et tu m'as menti. Tu m'as préféré ce frère que j'exècre désormais et dont je souhaite qu'il pourrisse, et que les vautours se l'entredéchirent ; tu m'as préféré la mort. Et tous tes baisers n'étaient que des mensonges.
Hémon ? Ah ! Oui. Il est bon pour te fournir un alibi.
Antigone
Tais-toi, Hémon, tu me brises.
Hémon
Je ne me tairai pas. Je veux que tu saches combien je te hais, et que je ne désire rien davantage que ta mort.
Je te hais comme je t'ai aimée, absolument. Je te hais, avec toute cette chair fougueuse, avec cette bouche que j'ai collée sur ta bouche, avec ces mains que j'ai portées sur tout ton corps.
Et moi aussi, je t'aurai trompée. Car je t'aurai possédée pour ne t'offrir que la mort. Et plus que toi j'aimerai cette mort qui t'enlèvera. Oui, je t'aurai trompée moi aussi, car tu t'es donnée à moi, et je ne te défendrai pas.
Tuez-la vous tous, et ne l'écoutez pas. Elle saurait vous enjôler, à la sorcière. Elle vous désarmerait, elle vous captiverait comme elle m'a captivé.
Antigone
Hémon, Hémon ! Tais-toi, tu es trop cruel.
Hémon
Je ne me tairai que pour te voir mourir.
Antigone
Si tu te tairas. Car il faut que tu le saches, je t'aime.
Je t'ai aimé aussi absolument que tu m'as aimée, je t'ai aimé avec l'ardeur sauvage de la louve. Que dis-je, je t'aime encore.
Pourquoi ne comprends-tu pas. Si je te préfère les dieux, je t'aime. Devrai-je mourir écartelée entre ces deux amours, tirée de partout, arrachée, déchirée. Je t'aime.
Hémon
Tais-toi, tu veux encore m'enjôler. Mais cela ne prendra pas cette fois.
Antigone
Pourquoi les dieux m'ont-ils donné ce cœur de chair, et ce que j'aime, ils me l'arrachent. La mort est douce, mais amère est la saveur de l'amour qu'on brise, et cela vous emplit la bouche comme d'un goût de sang. Et pourtant non, je ne veux pas croire que tu aies cessé de m'aimer. Sous ton insulte, et quand même tu me tuerais, je veux emporter cette certitude, ton amour.
Je te quitte, mais il est entre nous un lien – il ne m'appartient pas de le dénouer. Je sais, tu veux le briser, mais c'est en vain. Tu ne l'enlèveras pas du cœur mon amour, et il est assez vaste pour nous deux. Je t'aime tant, c'est presque comme si tu m'aimais aussi de tout cet amour que tu me jurais. Tu ne me comprends plus, mais moi je te comprends. Oui, les dieux m'ont fait ce don, de comprendre même ta colère, même ta révolte, même ta haine et de les traduire en moi comme de l'amour.
Hémon
Tu te tairas bien, cette fois !
(Il saisit une pierre et la lui lance. Antigone fait trois pas et chancelle et tombe hors de la scène. Aussitôt la foule de partout, et même les jeunes hommes qui la défendaient, saisissent des pierres et en accablent Antigone et Ismène, qui s'est précipitée sur ses traces).
La foule
À mort ! À mort ! L'insolente ! Lapidez-la ! Des pierres ! Vas-y ! plus fort. À mort ! À mort !
(Rideau)
Cité About, le 1er janvier 1944