Un jumelage nécessaire

La Croix 17/6/1966

 

Les rapports entre la France et l'Algérie traversent, depuis quelques semaines, une de ces périodes difficiles, dont la périodicité a quelque chose de cyclique. Vain serait d'en détailler les manifestations. Les Algériens se livrent à des nationalisations dans l'irrespect des accords d'Evian. Les négociations qui ne cessent, en fait,  jamais entre les deux pays sont marquées par un délégué algérien d'un éclat de mauvais aloi. Notre ministre de l'Agriculture tire parti de cette conjoncture pour des décisions viticoles assurément très électorales, mais qui portent un coup sensible à l'économie algérienne déjà blessée. Si l'événement n'était pas triste, on évoquerait ce numéro classique des clowns qui scient réciproquement leurs pieds de chaises jusqu'à ce que tous deux se retrouvent assis par terre.

La crise est préoccupante. Elle nuit gravement aux exportations françaises vers l'Algérie. Profitent-elles vraiment à la viticulture française ? Certains spécialistes en doutent, car elles jouent à l'encontre des nos exportations vers l'étranger. Cette crise est encore plus redoutable pour l'Algérie qui, privée d'un client irremplaçable au moment même où les protestations de l'Italie la menacent de perdre le débouché allemand récemment ouvert, risque la ruine dans cette aventure. Certes, on parle d'une relève américaine et d'un apport considérable de dollars. Tant mieux pour les Algériens, mais aucune assistance n'a jamais remplacé un commerce. Surtout, on se tromperait en croyant pérenne un subit engouement, où l'on peut voir une riposte à certaine initiatives de la politique étrangère française. Attendons-nous, en effet, à ce que cesse la neutralité bienveillante que les États-Unis ont jusqu'à présent montrée vis-à-vis de nous sur plusieurs de nos marchés traditionnels. Mais cette orientation américaine est-elle durable ?  Les Algériens s'illusionneraient en croyant stable l'aide d'un pays dont l'isolationnisme demeure, en dépit de tout, un profond réflexe et qui, ayant expérimenté, à Léopoldville, les difficultés de la décolonisation, se sent porté plus que jamais au repli. Croire à une aide russe permanente, qui viendrait en substitution, serait aussi utopique. Par égoïsme vis-à-vis du tiers-monde, l'URSS s'est brouillée avec la Chine. Autant dire qu'elle ne consentira pas de gros sacrifices ailleurs.

En réalité, l'Occident comme l'URSS ont tendance à ne pratiquer une coopération économique réelle qu'envers ce que Pierre Moussa a appelé d'un nom assez juste « un tiers-monde de rechange », c'est-à-dire aux peuples pour qui les mots « en voie de développement » ne sont pas une métaphore emphatique. L'Occident se porte vers le Canada, l'Australie, l'Islande, tandis que l'URSS se porte vers ce tiers-monde qui se situe à l'intérieur de ses frontières. De nouveaux ainsi s'avèrent demandeurs, qui savent être plus tentants que le Maghreb. Je pense, notamment, à la Turquie. Les pays qui s'aident eux-mêmes entraînent l'assistance des autres. L'Algérie doit bien veiller à ne pas perdre son « lancement industriel » !

Dans ces conditions, on peut penser que la raison finira par prévaloir, et que la crise actuelle ne peut durer, d'autant que, sur un plan beaucoup plus intime, les rancœurs et les maladresses dues à des brigues et des factions ne peuvent rien sur les liens qui, malgré le très lourd passé, malgré même le sang et les tortures demeurent entre nos deux pays : les algériens en ont une plus grande conscience que nous, et j'ai sous les yeux un article du Moudjahid, qui en atteste. Depuis l'indépendance, les mots d'Algérie française prennent un véritable contenu. Nous sommes partis de ce pays, mais son âme garde notre empreinte. Il nous doit, lui plaise ou non, une façon de raisonner. On y fréquente des universités modelées sur les nôtres (le régime antérieur ne les ouvraient que peu aux « Algériens de souche »). Denfert-Rochereau n'a plus sa rue, je ne sais pourquoi débaptisée, mais c'est un peu l'esprit de son époque qui anime d'un socialisme désuet les déclarations des leaders politiques. En dépit de nos heurts, à cause d'eux parfois, nous sommes désormais, les Algériens et nous, de même race spirituelle. Les frictions diplomatiques, l'entrechoc d'intérêts économiques mal compris ne peuvent rien là contre.   

Alors, dans quelques semaines ou dans quelques mois, après le gaspillage de discussions aigres, la raison prévaudra, parce que l'Algérie comprendra qu'elle ne peut bénéficier d'appui sérieux que de la France, parce que notre pays s'apercevra que le marché algérien est utile à son industrie, mais surtout parce que l'Algérie nous est, dans son âme même, intimement jumelée, et que nous en prendrons enfin conscience.