L'Algérie entre l'évasion de Ait Ahmed & la nationalisation des mines

12/05/1966

Quittant Alger, une fois de plus, je me pose une série de questions : le Colonel Boumédienne gagnera-t-il en Algérie la bataille sur laquelle en définitive il sera jugé, c'est-à-dire la bataille économique ? La misère des campagnes ira-t-elle encore s’accentuant, comme le laisse prévoir un nouveau déclin dans la production des agrumes ? L'industrialisation commencera-t-elle à fonctionner autrement que sur le papier ? La balance commerciale vis-à-vis de tous les pays, mais plus spécialement de la France, continuera-t-elle d'accroître son déficit, un déficit qui, contrairement aux affirmations de certaines dépêches de presse atteint 1 milliard de dinars par an et cela malgré le pétrole ? D'ores et déjà, malgré les achats massifs de vin et de pétrole, la France vend deux fois plus à l'Algérie qu'elle n'achète de ses produits.  Sans doute, pour remédier à ce déséquilibre, l'Algérie s'efforce-t-elle de recourir à des accords de troc avec les pays soviétiques. Mais ce remède est en grande partie illusoire. C'est ainsi que lorsqu'elle vend à la Chine des camions Berliet en échange de tissus, l'Algérie accomplit un rétablissement très illusoire de sa balance, car ces camions ne sont que montés en Algérie et finalement ce montage ne représente guère qu'une valeur ajoutée de 15%.

Cette situation économique défectueuse entraîne d'immédiates répercussions sur le plan politique. Elle crée une tension entre les éléments vraiment désireux de remédier aux maux dont souffre leur pays, tel, en particulier, le Ministre du Commerce M. Delleci, et à la fois certains de ses collaborateurs impliqués dans des opérations commerciales assez obscures et les Groupements d'Importateurs. L'Algérie a dans beaucoup de domaines établi un dirigisme étroit du commerce extérieur, en principe Groupements d'Importateurs, mais en fait monopoles étatiques dont la caractéristique est de ne pas être personnellement responsables, comme des « privés » tout en n'engageant pas l’État. En premier lieu ces Groupements n'ont pas atteint leur but qui était de lutter contre la fraude consistant – moyen de fuite devant la monnaie algérienne – à facturer les articles plus bas que leur valeur, la soulte étant versée au compte bancaire que presque tout algérien un peu aisé possède en Europe. Or la défense que prétendaient instituer les Groupements a été tournée, c'est ainsi que pour le bois, les factures étaient apparemment correctes mais quand elles mentionnaient du chêne, on ne livrait que de l'orme, ou bien au lieu de planches de 1 m 50, des planches de 1 m 20. L'opération donnant lieu, bien entendu, au versement d'une contrepartie en France, tandis que les douaniers algériens, fort peu expérimentés, n'y voyaient que du feu.

Les Pouvoirs publics ont fini par s'apercevoir de ces ruses et les Groupements d'Importateurs sont actuellement soit menacés d'être supprimés, soit, tout au moins, car il est parfois difficile de revenir en arrière, leurs dirigeants risquent d'êtres renouvelés. Aussi, avec des connivences administratives mènent-ils à leur ministre de tutelle une guerre sournoise. Les connivences administratives viennent surtout de jeunes hauts fonctionnaires désireux d'accroître le dirigisme avec d'autant plus de vigueur qu'ils en sentent la précarité et veulent, comme on dit en France, « jouir de leur reste », ne fût-ce que sous forme de voyages lointains en Chine ou au Japon.

Cette guerre sourde est doublée d'intrigues assez complexes menées par les Conseillers techniques français aux idées généralement avancées, mais de nuances diverses. On croirait que le caractère oriental et byzantin du pays influe sur les Conseillers techniques. C'est ainsi que, dans la ville d'Alger, quiconque possède quelques responsabilités économiques tente de sonder les rapports exacts entre M. Van Caeyseele, Conseiller du président Boumédienne, et M. Langlet, Conseiller de M. Delleci.

Nous ne relatons pas ces faits pour leur pittoresque, ou par goût de la couleur locale, mais parce qu'ils peuvent être gros de conséquences économiques. Ils signifient une paralysie devant les décisions qui s'imposent.

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Telle était déjà la bataille qui se livrait à Alger, avec des déroulements d'autant plus imprévus que le Colonel Boumédienne, s'il possède certainement un sens économique aigu, n'a guère de culture économique. Elle vient de trouver, cette bataille, un dénouement provisoire dans la nationalisation des mines qui pourrait faire croire au choix décisif d'une économie socialiste. Mais elle est en fait le simple reflet d'événements proprement politiques. Comme me l'a fait observer une personnalité algérienne actuellement « attentiste », on ne peut pas ne pas établir un lien entre l' « évasion » de M. Aït Ahmed, le leader kabyle, et les mesures spectaculaires de socialisme spoliateur édictées huit jours après par le Colonel Boumédienne.

Cette évasion a peu de chance d'être fortuite. On doit savoir que le Colonel Boumédienne (je le tiens d'un de ses très proches) entretient des rapports étroits avec le propre frère de M. Aït Ahmed. Celui-ci est même son conseiller secret. Bien plus, chaque fois qu'un problème délicat se pose, c'est lui qu'on envoie de façon occulte négocier à Paris. M. Aït Ahmed aurait depuis longtemps quitté sa prison d'ailleurs s'il n'avait posé pour sa propre libération des conditions que M. Boumédienne ne se sentait pas en mesure de lui accorder. Une transaction serait-elle intervenue, sous forme d'un « socialisme » dont, par manque de formation économique, le Colonel Boumédienne ne serait pas capable de mesurer la portée ? On peut au moins se poser la question. Ou bien, au contraire, le Colonel Boumédienne a-t-il, en pratiquant une politique socialisante accentuée, donné un os à ronger au Conseil de la Révolution, dont il n'est pas toujours le maître et qui lui aurait reproché sa complaisance vis-à-vis de M. Aït Ahmed ? A Alger, les observateurs s'interrogent.

Quoi qu'il en soit, une conclusion s'impose. M. Boumédienne n'a pas su ou n'a pas pu donner la priorité aux problèmes économiques. Il n'a pas su arbitrer les conflits des Conseillers techniques. Sans qu'on puisse peut-être le lui reprocher, il a cédé à des « impératifs » politiques, mais à conséquences économiques, qui risquent de retarder la seule solution du drame algérien : que cesse la misère, une misère qui parfois rejoint la famine. Un des meilleurs témoins des affaires algériennes m'a dit, alors que je quittais Alger : « ce pays en a pour vingt ans de souffrance avant de trouver quelque chose qui ressemble à un équilibre économique et politique ».