Ultime page à « La peste »

La Croix 23/12/1965

 

Alger avec les encombrements que quelques voitures suffisent à y susciter, avec les Mercédès des Missions étrangères, avec l'esbrouffe des charognards internationaux, masque le vide algérien. Les fonctionnaires qui l'habitent sont mal payés, mais une pudeur les pousse à s'habiller avec soin et même recherche. Cette ville évoque les vitrines du temps de l'Occupation de Paris, où des objets « factices » masquaient au passant le dénuement des rayons.

Le vide algérien, ce sont des campagnes résignées – pour le moment – aux insuffisances de l'autogestion. Que de beaux domaines dévastés ! Le vide algérien, c'est Oran. Quand il écrivait La Peste, Camus s'en savait-il le véridique Jérémie ? Oran aux boulevards soudain trop larges ! Le « Front de Mer » dresse toujours une Babel de Gratte-ciel, mais rue Khemisti, la « grande voie commerçante », des magasins désaffectés et sans vitres ouvrent de mornes yeux d'aveugles. Une tourmente de décembre s'engouffre par les avenues, rebrousse en un bruissement d'épées les palmiers dont cassent les palmes, mais elle souffle aussi sur le ventre nu des enfants (Oh ! Je l'ai vu). A chaque carrefour des adolescents grelottent dans leur friperie élimée. Par petits groupes, ils se rassemblent, tuant leurs mornes jours dans une attente qui n'attend rien. Et je n'ose croiser leur regard de peur de lire, chez ces garçons de quinze ou vingt ans, dix ou quinze années de désespérance teintée de fatalisme, d'incohérence et de gouape.

« Le problème algérien », ces mots tant usés, aujourd'hui c'est cela, et nous n'avons pas le droit de nous en laver les mains. Nous voici très au-delà de la politique. C'est un espoir à donner,  un sens de leur vie pour ces enfants, une réponse à leur attente : or, la première réponse c'est du pain, et que ce pays dont l'agriculture produit mal trouve à vendre déjà ce qu'elle produit. Le pétrole ? Il alimentera peut-être les caisses de l’État, et, comme l'aide française improprement qualifiée de liée, il préparera peut-être un avenir industriel (je dis « peut-être », car ces résultats à quoi ne suffit pas une indéniable bonne volonté supposent une réorganisation générale). Mais c'est aujourd'hui qu'il faut manger. Seule la vente des vins, des agrumes et des primeurs aux européens, dont les français, le permettra. Y perdront-ils, si l'Algérie en échange leur accorde, comme à rebours des facilités du paternalisme, il paraît juste, la préférence pour ce qu'elle doit importer ?

Aux Administrations, aux Ambassades, aux Gouvernements d'en discuter. Moi, ce soir, j'ai mal au ventre nu des petits enfants dans les rues d'Oran.