En Algérie les chances de Boumédienne

25/10/1965

 

La première impression, pour un voyageur qui revient en Algérie depuis la chute de Ben Bella, est celle d'une absence de changement. Étrange révolution, vraiment, qui, à quelques exceptions près, maintient tous les mêmes hommes au pouvoir. Ben Bella est décrit sous les couleurs les plus sombres, mais ses collaborateurs gardent leur place. Seuls quelques fonctionnaires de la police ont été éliminés. Un Smaïl Marhoug, tout puissant Directeur Général des Finances sous Ben Bella, est devenu Secrétaire Général du Ministère des Finances sous Boumédienne. Quelle est la différence ? Les ministres qui ont participé à la socialisation de secteurs économiques président à des « dénationalisations », ainsi dans le cas, très mis en vedette, de l'entreprise de colorants Naucolor.

Autre absence de changement : la misère. Derrière la fausse activité des rues d'Alger, dans une ville tout en longueur que l'absence de voies latérales  voue au perpétuel encombrement de voitures, c'est le même triste spectacle de la faim. Un point pourtant : les slogans violents ou prometteurs que des banderoles tendues un peu partout à travers la ville répétaient jusqu'à l'obsession et même la nausée, ont disparu. Alger présentait sous Ben Bella un visage agressivement politique. Maintenant, même de la part du Gouvernement, aucune manifestation. La dépolitisation est manifeste et si un ami algérien vous raconte qu'au Comité Directeur du FLN on en est, tel ou tel jour, presque venu aux mains, force lui est de vous avouer, quelques minutes après, que ce parti n'est qu'un fantôme.

Seul un homme compte, Boumédienne, et il déconcerte les observateurs. On l'a surnommé jadis le « chinois » tant il passait pour communisant : il se montre l'émule de Mac Arthur dans des conditions sur lesquelles nous insisteront tout à l'heure. Il a refusé des signer les accords d'Evian avec la France : son premier acte est de signer l'accord pétrolier dont la portée politique est une association étroite avec ce pays. Bien mieux, l'adversaire passionné d'hier montre à chaque occasion sa francophilie, de même que le communisant s'efforce d'arrêter la révolution socialiste. Dictateur à poigne de fer certes, mais aucunement un tribun. Lui seul gouverne, mais il est le seul homme qu'on ne voit pas et qui ne parle pas (il est d'ailleurs aussi dépourvu d'éloquence que de prestance). Le secret « Boumédienne » reste entier.

Sa force ? L'armée. Il la tient en main et elle représente le seul quadrillage du pays. C'est elle qui a fait le coup d’État. Mais ici on retrouve un paradoxe. Cette armée, telle que Boumédienne l'a patiemment ordonnée tandis que paradait Ben Bella, est encadrée entièrement d'Algériens pur sang et qui ont combattu contre la France pendant des années, mais après avoir été élèves de Saint-Cyr ou de Saint-Maixent. Les colonels maquisards, sortis du rang, sont éliminés (on pense à la façon dont, à la Libération, la France a renvoyé dans leurs foyers les FTP et les FFI). Cette armée raisonne à l'européenne. Elle a combattu la France, mais elle garde sa marque. Bien mieux, un véritable esprit de corps lie encore tous ces hommes qui furent des capitaines, commandants ou colonels français à leurs frères d'armes d'hier. N'ai-je pas entendu l'un d'entre eux me dire d'un officier OAS : « Au fond, je comprends son point de vue ».

Elle est l'assise à la fois moderne et solide de ce colonel Boumédienne qui pourtant, encore un paradoxe, est d'allure si peu martiale et fait plus penser à un Inspecteur des Finances qu'à un militaire. Il possède un autre appui dans les éléments traditionnels musulmans, ces Oulemas venus au bout de quarante huit heures au secours de sa victoire. C'est un appui, mais d'importance limitée. L'Islam, en Algérie, après une sorte de sursaut au lendemain de l'indépendance, m'est apparu de nouveau en pleine retombée. Les cent trente ans de vie en contact avec l'Occident remontent en surface à présent. Après ce sursaut, l'Algérie de nouveau se désislamise.  Les milieux vraiment influencés en direct par la religion sont, à présent, assez limités.

En même temps que les Oulemas, les milieux d'affaires sont venus au secours de la victoire, eux aussi. Pour le régime nouveau c'est à la fois un élément de force et de faiblesse. Un élément de force, car on peut espérer que ces milieux capitalistes aideront le régime dans ses efforts en vue d'établir une sage politique économique. Les hommes d'affaires, en dépit du marasme immédiat, sont optimistes. On peut même espérer voir la fin de « désinvestissements » à qui étaient bons toutes les occasions et tous les moyens. Mais c'est un élément de faiblesse aussi. Certains anciens colons croyant à la restitution de leurs terres (cela tient du délire) se sont beaucoup trop montrés. Ils ont gêné le gouvernement qui voudrait bien, moyennant certaines indemnisations, que quelques-uns des anciens propriétaires viennent aider au relèvement de leur ancien domaine. A trop marquer le retour en arrière, on peut forcer un Gouvernement dans l'incertitude à de nouvelles mesures socialistes. Mais surtout, la faune complète des affairistes véreux s'est abattue sur l'Algérie comme un vol de sauterelles. Ils remplissent surtout l'Hôtel Saint-George mais débordent sur l'Hôtel Aletti. Ce ne sont que monteurs d'opérations de compensation vraiment extravagantes. On en a d'ailleurs largement parlé le jeudi 21 octobre, à la tribune de l'Assemblée nationale française. Tout ceci risque d'entraîner une concussion extrêmement préjudiciable au développement algérien et partant, à un régime qui n'a de vraie chance de durée que dans la mesure où il sortira l'Algérie de sa misère.

Et ceci nous amène à parler des accords pétroliers que l'Algérie vient de signer avec la France. Ils sont pour M. Boumédienne une chance énorme, et les adversaires de celui-ci l'ont bien vu. Ils s'efforcent de concentrer sur lui leurs attaques. Pourtant ces accords sont étonnamment avantageux pour l'Algérie, et, en parallèle, affreusement onéreux pour la France puisqu'ils arrivent à lui coûter un milliard par jour d'anciens francs, c'est-à-dire le prix même de la guerre d'Algérie au temps où elle battait son plein. Ces accords sont complexes et ils vont des 200 milliards d'aide liée au surprix des pétroles. La France prend un risque d'autant plus accentué que les pétroles non seulement sont surpayés mais le sont en francs librement convertibles, ce qui détruit l'argument selon lequel la France fait une économie de devises qui justifie ce surprix. Bien plus, elle hausse le coût de sa production ce qui reviendra à nuire à ses exportations, donc à freiner des rentrées de devises au moins à proportion des économies qu'on en prétend faire, sinon plus.

Tel est le grand atout de M. Boumédienne. Il dispose d'une aide extérieure telle qu'aucun pays sous-développé, dans ses heures les plus ambitieuses, n'a osé en rêver. Le tout est de savoir si l'Algérie saura tirer parti d'une chance aussi exceptionnelle. Or, actuellement, à Alger, personne ne sait ce qu'on va faire exactement de tous ces milliards. A Paris, où, pour les deux cent milliards d'anciens francs tout au moins, on a son mot à dire, on ne le sait pas mieux. On risque de sortir des cartons verts, et sans grand contrôle, les vieux projets du Plan de Constantine. Ils ne sont plus guère adaptés.

Telles apparaissent certaines des principales chances du Président Boumédienne. Au regard on peut énumérer les obstacles, qui partagent avec les chances ce caractère de n'avoir rien d'absolu ni de définitif.

En premier lieu, on trouve l'opposition des cadres syndicaux (gardons-nous bien de dire des « masses ouvrières », d'abord parce que l'Algérie n'est pas assez industrialisée pour qu'on puisse employer cette locution, ensuite parce que les ouvriers « de base », eux, ne pensent pas grand chose de tout cela). Notre parenthèse suffit à montrer qu'est limitée l'importance de cette opposition syndicale, plutôt agaçante que grave, car, en multipliant les grèves sporadiques elle ajoute encore au marasme du pays. Les étudiants et les « intellectuels » aussi sont hostiles au régime. Ces hostilités tiennent avant tout à un snobisme gauchiste.

Ces phénomènes n'ont qu'une portée restreinte, car ils sont purement urbains dans une contrée dont l'âme est rurale. Or nul ne sait ce que pensent les campagnes. Elles restent muettes, comme stupéfaites de misère. Qu'en conclure dans des pays étrangement passifs, millénairement habitués à souffrir...mais aussi millénairement coutumiers de brusques sursauts. L'Algérie est dans un état, aussi étrange que puisse paraître l'expression, « d'immobilité bouillonnante ». Reste à savoir d'abord si cette possibilité d'explosion trouverait un catalyseur. Reste à savoir ensuite si cette explosion serait un feu de paille ou bien parviendrait à être encadrée.

Et c'est là que prend son danger un véritable « « mac-carthisme ». A Alger, c'est la « chasse aux sorcières », malgré les conseils de modération donnée, je le sais de bonne source, par certaines ambassades occidentales. Or, ces ambassades voient clair. Le Parti Communiste algérien n'était qu'un fantôme. On est en train de lui donner consistance, car, à le pourchasser on lui confère une importance qu'il n'a jamais revêtue et on porte toute l'opposition à se raccrocher à lui. Il apparaît un pôle d'attraction pour tout ce qui résiste à M. Boumédienne. Ainsi risque-t-on que grâce à cette persécution il devienne une réalité politique. Inutile de dire que si M. Boumédienne continue cette chasse aux sorcières, une explosion paysanne,  si elle venait à se produire, trouverait un encadrement.

En résumé, dans l'état actuel des choses, après deux mois du nouveau régime, la situation de l'Algérie est une addition de points d'interrogation et de paradoxes. Il faut attendre trois mois avant qu'on y voit clair m'a dit un excellent observateur, au surplus très haut placé. Je le trouve plutôt aventureux et je dirai qu'à mon sens six mois sont nécessaires avant que l'équation comporte un peu moins d'inconnues. Au demeurant, les chances de succès sont quand même plus grandes que les chances d'un échec qui n'est pourtant pas exclu...surtout dans un pays où la dictature est tellement tempérée par l'assassinat que M. Boumédienne, officiellement habitant de la Villa Joly, tel les anciens tsars de Russie change de résidence tous les soirs.