Algérie : Pour un nouveau départ

La Croix 14/10/1966

 

 Alger rayonne aujourd'hui. L'Amirauté enclot, comme une guirlande, une fringante rade d'azur bleu clair où s'éparpillent, pétales arrachés à cette guirlande, des voiliers. Dans un lointain légèrement embrumé de bleu, les gratte-ciel esquissent un décor de Dolomites qui seraient d'or. La Méditerranée s'impose, avec son soleil, comme l'étonnant impresario d'un illusoire spectacle d'opulence. Sur toutes ses rives, elle couvre de soie brochée sa misère.

Car l'Algérie doit affronter les pires difficultés économiques. Un destin s'acharne contre elle, malgré son indéniable bonne volonté. Aujourd'hui ce destin s'exprime en une récolte céréalière de famine. Il faut aider cette Algérie quoi qu'il nous en coûte, sinon ses petits enfants (les plus beaux visages du monde, avec leurs yeux violets et veloutés comme les fleurs de pensée) auront faim. N'en déplaise à certaines de nos administrations éprises d'orthodoxie financière, l'aide au tiers-monde, c'est autre chose que de grands mots vagues.

Indéniable bonne volonté, disais-je. Malheureusement, elle ne semble pas trouver son orientation et l'Algérie ne parvient pas à opérer un choix clair et durable entre les formules économiques qui s'offrent à elle. Un nouveau code des investissements vient de sortir. On devine de quel compromis politique il résulte (il a précédé le départ de M. Boumaza) mais on pressent immédiatement qu'une telle hypothèque risque de lui enlever beaucoup d'efficacité. Je ne parle pas des dispositions concernant les capitaux algériens, d'autant plus nécessaires que ces capitaux proprement algériens seraient beaucoup plus importants qu'on ne croit : cette question ne me regarde pas. Je parle uniquement des dispositions destinées à attirer les investissements étrangers. Un tel code reflète trop d'inspiration socialiste pour rassurer les capitalistes. Malgré d'importantes garanties, on parle trop de nationalisations et de contrôles. Rien ne sert aux Algériens de regretter ou de critiquer les réticences des investisseurs étrangers. Il faut prendre les gens comme ils sont. Je connais bien ceux-ci. Pour attirer les hommes ainsi sollicités, l'Algérie ne sait pas être tentatrice. Un exemple : elle fait payer  droits d'entrée sur le matériel des entreprises qu'on y monte, et elle est presque le seul pays en développement à pratiquer une telle perception.

Mais surtout, beaucoup plus que des garanties formelles, les investisseurs veulent s'assurer une rentabilité, ce qui suppose au départ un marché clairement connu. Or, au contraire, on ignore jusqu'à certaines données de base du marché algérien. Voilà pourquoi, faute de statistiques (les douanes cachant les leurs, même aux autres services algériens, comme des secrets d’État), certaines des entreprises industrielles qui démarrent paraissent dépasser les possibilités de la commercialisation. C'est au point qu'au moins dans certains secteurs où les usines se multiplient, tel le textile, l'Algérie aurait besoin de « faire oraison » et d'envisager la poursuite de son développement à la lumière d'une connaissance économique plus sûre.

La faute en revient peut-être à ce que la coopération technique apportée par la France à l'Algérie ne paraît pas avoir toujours la même qualité que celle dispensée, par exemple, en Afrique noire. Je connais à Alger des coopérants de fantaisie, ce que je n'ai trouvé nulle part ailleurs. Pourtant, ce sont des coopérants qui auraient dû et devraient encore, faire prendre conscience aux Algériens des données économiques concrètes de leur pays qui, si on n'en tient pas compte, peuvent entraîner la ruine des projets les plus séduisants. Tout un travail d'éclaircissement est sur ce plan à mener à bonne fin. C'est dire que si le code algérien des investissements est un progrès, s'il est nécessaire, il doit s'assortir tant de la part des administrations algériennes que de la coopération étrangère, d'un certain effort de réalisme économique.

Si un tel effort est accompli, alors, mais alors seulement, l'Algérie attirera des hommes qui ne soient pas seulement des spéculateurs tentant des opérations plus ou moins factices, mais des « entrepreneurs » au sens où l'entendent les économistes. Ces « entrepreneurs » étrangers seraient d'autant plus nécessaires qu'eux seuls amèneraient sans doute les capitalistes algériens à prendre confiance. Car, en ce qui les concerne aussi, le code, pour être efficace, demande à être mis en œuvre dans un certain climat de réalisme économique. C'est au point que les « entrepreneurs » étrangers n'ont peut être pas besoin d'apporter de capitaux, au moins d'un volume élevé, si leur association amène les capitaux algériens à se « dégeler ». En fait, moyennant une connaissance exacte de son marché et plus de coordination administrative, l'Algérie, en dépit de lourds handicaps accumulés d'année en année, pourrait démarrer. J'en suis d'autant plus sûr qu'une des difficultés qui ont jusqu'à présent le plus entravé le développement, le manque de cadres moyens, est en train de s'estomper. Depuis deux ans s'est formée, à ce niveau, une jeune génération beaucoup plus capable que la précédente.

Une aide financière immédiate pour résoudre le problème céréalier, une coopération technique plus sérieuse et qui s'applique d'abord à la connaissance du marché, est-ce un prix trop élevé pour éviter qu'un pays, qui nous est infiniment plus attaché qu'on ne le croit en France, sombre dans le marasme et la faim ?