Étonnant socialisme algérien...

La Croix 1/2/1965

 

Notre époque pratique l'inflation du mot socialisme. Celui-ci en arrive à couvrir les réalités les plus disparates au point de perdre tout sens. Chez les nouveaux venus à l'indépendance, on achève de le vider de son contenu en le flanquant d'épithètes. Lors de leur jeunesse, les hommes d’État on acheté ce vêtement au Quartier Latin : ils en habillent  (et même, par mimétisme, ceux qui ne furent jamais étudiants) les comportements que leur imposent la volonté de développement, l'effort d'affranchissement national et beaucoup plus encore, les réalités du terroir.

Ainsi en va-t-il du socialisme algérien. Il nous déconcerte. Socialisme signifiait jusqu'ici tension vers la production industrielle. Le mot eut ce sens les premiers mois de l'indépendance. J'entends encore cet homme puissant du régime me dire, début 1963, dans son bureau du building gouvernemental : « Il nous faut ces usines avant 1964, sinon c'est un échec dont nous ne pouvons courir le risque. » Ces usines n'ont pas été créées : on n'a guère pris les moyens de les obtenir. L'échec n'est pas venu non plus. Socialisme signifie normalement idéologie : Alger est indifférent aux idées. En fait, on ne peut classer comme socialisme qu'une volonté croissante, encore marquée dans le dernier remaniement ministériel par le départ de M. Boumanjel, d'éliminer une bourgeoisie urbaine (souvent kabyle, il est vrai) qui avait cru capter à son profit l'indépendance. En réalité, le socialisme algérien (et telle est bien sa dimension, sa profondeur et, par certains côtés, sa noblesse)  apparaît surtout une millénaire revanche des campagnes contre les villes. Ce sont elles, ces campagnes, qui dictent la loi. Les Ministres, encore dans la psychologie de maquisards, en émanent. Voilà sans doute pourquoi ont échoué les rebellions de Kabylie : la solidarité rurale l'a probablement emporté sur celle de la race. Voilà aussi pourquoi, alors que manquent tragiquement les cadres, on écarte des hommes qui pourraient en tenir le rôle.

Car, une fois de plus, se vérifie la grande loi de la décolonisation : elle est retour vers les sources. Par les fentes du vernis colonial éclaté, elle est remontée des plus anciennes traditions. Elle est résurrection du plus intime et du plus ancien dans l'âme des peuples, par-delà les sociologies immédiatement pré-coloniales, soit que celles-ci aient été cause de la décolonisation par leur décadence, soit qu'elles aient été exploitées et partant compromises par le colonisateur. Or, l'opposition des villes et des campagnes, or, la révolte des campagnes contre les villes sont une constante et comme un rythme historique du Maghreb. Quel fut le grand événement de l'Afrique chrétienne sinon le schisme de Donat, de l'Ifriquia sinon le Kharejisme ? Or, dans le christianisme et dans l'Islam, ils apparaissent, selon E.F. Gautier, mouvements strictement parallèles. L'un et l'autre expriment la révolte du puritanisme rural contre le laxisme des villes : Donat contre les « Traditeurs », prêtres qu'il juge indignes pour avoir livré les vases sacrés,  et contre leur élu à l’archevêché de Carthage, Cécilian ; les Kharejistes contre Ali le Khalife qui eut la faiblesse d'accepter un arbitrage au lieu de se battre. Sous-jacentes aux deux cas, les représailles de paysans dominés par les citadins. Après le traumatisme de la colonisation, d'une affreuse guerre, d'une indépendance aux conséquences exaspérées par l'exode des « pieds-noirs », ce même puritanisme rural, comprimé depuis des siècles, ressuscite et il se venge. Ben Bella revanche de Donat et des Kharejistes !

Mouvement mystique, ce socialisme algérien, mystique comme tout ce qui est maghrébin. Mouvement puritain qui, à ce peuple, dont si peu vive est la foi, impose l'abstention d'alcool et le Ramadan. Mais cette mystique dénaturée comme cette morale purement sociale ne sont-ils pas, pour lui qui a tant souffert, un cheminement de la Grâce ? Le rite peut éveiller la croyance, la morale appeler la foi – détour de Dieu pour ramener ces enfants d'Abraham à leur Père.