Vers une NEP algérienne ?

1965

 

Il s'est établi dans notre pays comme une conspiration du silence. Nul n'y parle plus de l'Algérie sinon pour souligner quelque incident désagréable qui, pour quiconque depuis un an est retourné à plusieurs reprises dans ce pays, apparaissent comme un résidu de l'anarchie antérieure. Cette conspiration repose sur une triple complicité, celle d'un Pouvoir qui n'a pas lieu d'être fier qu'on évoque le souvenir d'une affaire qui ne pouvait pas bien finir mais a trouvé la pire issue ; celle d'une droite qui va répétant « je l'avais bien dit » et néglige systématiquement d'analyser une situation dont chaque aspect positif lui est une offense ; celle d'une gauche, qui devant la somme d'erreurs accumulées en Algérie de 1962 à 1964 traverse une crise de dépit amoureux, et, elle aussi renonce à l'analyse pour s'enfermer dans une humeur bougonne mais quand même un peu satisfaite dans la mesure où ces erreurs algériennes nuisent à un gouvernement français qu'elle avait de solides raisons de mésestimer. Ainsi les évolutions d'une Algérie fluctuante sont-elles restées ignorées de l'opinion française, pour qui pendant sept ans ce pays a représenté une telle somme de souffrances qu'elle voudrait surtout ne plus y penser. Ainsi, quitte à surprendre, peut-on affirmer que la France n'a pas de politique algérienne.

Et pourtant que d'intérêts français et même que d'âme française dans cette Algérie qu'on oublie. La géographie ne s'est pas déformée : le Maghreb regarde toujours face à face nos côtes de la Provence. On parle beaucoup français en Alger ; les lycées de la Mission culturelle française comme nos établissements religieux sont assaillis. Il faut entendre l'accent de fierté d'un musulman quand il nous dit que son fils a été admis dans un établissements religieux. Certes, un siècle et demi, c'est court dans la vie d'un peuple. Mais ce siècle et demi a concordé avec une ère de grandes transformations. Certes l'Algérie, traumatisée par la guerre la plus atroce regarde vers son plus lointain passé. Elle risque de s'en laisser submerger. Pourtant rien ne demeurera-t-il de ce qui fut pourtant – avec bien des erreurs, des vices, des injustices, des palinodies politiciennes – une coulée de civilisation française dans le métal amorphe d'un l'Islam très retombé ? Oui, ce fut un éveil. Si du Donatisme au Kharejisme le choc de la guerre et de la pire des paix (pire par l'exode brusque de tout un encadrement) a paru submerger d'un Maghreb ante historique la récente histoire, avons-nous et le pouvoir et le droit de négliger l'Algérie ?

Je sais. J'ai été bien près de désespérer. Je l'ai exprimé en quelques articles. Peut-être moi aussi ai-je sombré dans le dépit amoureux ? N'était-il pas éprouvant, aussi, de voir un pays achever lui-même la ruine de ce qu'en Alger on appelle pudiquement « les événements » et qui fut une guerre atroce presque à la fois guerre civile et guerre étrangère ? Pendant deux ans, je n'avais vu de voyage en voyage que dégradation. J'ai désespéré de l'Algérie, avec la violence de mon amour pour un pays que je connais de Tlemcen jusqu'à Tebessa et depuis le Tell jusqu'à Thouggourt. Et puis je viens d'y retourner deux fois coup sur coup, après une absence d'un an, et ce que ni la presse, ni les observateurs ne m'avaient entre temps enseigné, je l'ai découvert : une modification dans les équipes dirigeantes qui a transformé l'atmosphère même du pays.

Pourtant l'Algérie ne m'a montré que son visage le plus maussade. Qu'est-il de plus sordide qu'Alger par la pluie ? La ville d'un seul coup semble moisir, et la mer d'un gris vineux (était-ce là l'épithète d'Homère ?) ne la baigne que pour l'endeuiller. La cité d'Alger est faite pour qu'on la voit de loin. La pluie la vide et elle en meurt. À  chaque fenêtre les linges, paroi du beau temps, dégoulinent. On se terre dans les chambres glaciales d'un pays qui ne sait lutter que contre l'excès de chaleur. Tel est l'Alger que je viens de subir, et malgré lequel je rapporte quelque chose comme de l'optimisme.

La transformation ? Quelque chose revit dans les boutiques beaucoup mieux garnies. Elles traduisent un effort et un certain goût de l'abondance et du choix. Certes, bien des inquiétudes subsistent, et quand on retrouve de vieux amis, qu'ils soient kabyles, mozabites ou arabes, on ne les sent pas pleinement rassurés. Les Kabyles surtout, sont mal remis d'avoir été frustrés d'une révolution qu'ils croyaient faire à leur profit. Si l'exode d'une partie de leur communauté ne s'est produite que peu à peu et sans bruit, il n'en a pas moins  ce caractère d'être, contrairement aux migrations antérieures, un départ avec femmes et enfants sans esprit de retour. (certains parlent, à tort ou à raison, d'une Algérie dékabylisée). Pourtant quelque chose a changé et j'y verrais un symbole dans la modification apporté à son vêtement par le Président Ben Bella : il a délaissé le treillis pour le veston et pour la cravate. Sa photo officielle dans les bureaux n'est plus celle du combattant, même s'il n'a pas encore revêtu la queue de pie d'un Bourguiba ou d'un Houphouet-Boigny. Est-ce transition s'il porte le complet veston ?

D'où vient cette évolution ? Aussi vieux routier que je sois du pays, je ne prétends pas en avoir analysé toutes les causes. L'échec des méthodes socialistes, dans un pays qui n'en possédait pas les moyens en fonctionnaires formés, a pris certainement un rôle déterminant. Le socialisme algérien m'avait toujours laissé sceptique. Simple voile pour masquer les tâtonnements d'un pays neuf à la recherche de soi-même et l'anarchie constitutive à cette recherche comme à sept ans de désorganisation progressive. Mais ce vocabulaire prenait, si j'ose dire, substance par l'appui des coopérants du bloc soviétique. Ceux-ci, à l'exception des Yougoslaves, se sont rendus odieux et se sont montrés incapables. Les bulgares surtout. Et pouvait-il en être autrement. L'assistance technique de la Bulgarie à l'Algérie, c'était l'histoire d'un aveugle apprenant à lire à un borgne. Pour qu'on comprenne la saveur de l'anecdote que je vais conter, il faut savoir qu'elle m'a été dite par un algérien devant un coopérant bulgare. La voici. Mohammed était fossoyeur, métier qui ne le nourrissait plus. Il vient trouver son maire : « Jusqu'ici j'étais payé à la pièce. Avec le départ des Français, à la fin de la guerre, je ne m'en tire plus. Personne ne meurt. Je veux être payé au mois ».  Le maire consulte la section locale du FLN. Il réunit le Conseil municipal. On décide de payer au mois Mohammed le fossoyeur. Huit mois se passent. Mohammed revient voir le maire : « Cela ne va plus, lui dit-il, je ne gagne pas ma vie. Je veux être payé à la pièce. » « Mais enfin, voilà huit mois tu m'as demandé toi-même d'être payé de cette façon. J'ai fait la palabre pour toi. J'ai consulté. Je me suis donné tout ce mal et tu n'es pas content ! Que se passe-t-il ? Tu ne sais pas ce que tu veux ». « Ah ! Oui ! Mais tu ne m'avais pas dit qu'un médecin bulgare allait s'installer dans le pays. » Le fait est qu'en guise d'assistance médicale, les Bulgares ont envoyé au lieu de docteurs des infirmiers qui outrepassant leurs capacités ont sur la conscience beaucoup de morts. À Bône on ne menace pas les enfants désobéissants du croquemitaine, mais du dentiste bulgare. « Anecdotes », me dira-t-on, oui, mais qui témoignent de l'irrespect avec lequel l'Est a considéré les Algériens. Ce peuple fier a ressenti les affronts.

Ce dégoût des pays socialistes, sinon du socialisme lui-même, a coïncidé avec une découverte : la présence de capitaux autochtones. Cette découverte s'est opérée à la faveur de l'échange de billets. M. René Mayer doit en frémir : les Algériens ont réussi où, après la Libération, lui-même échoua. L'échange des billets a déterré des sommes considérables qu'on avait cru détruites par la guerre (déjà voici un an on avait été surpris de voir circuler plus d'argent, que de mauvaises récoltes laissaient prévoir). Cet argent, pour le moment toujours gagé par la France, le Gouvernement algérien sent goût et l'urgente nécessité qu'il fructifie. D'où des appels à la mobilisation de l'épargne. D'où des sourdines au socialisme, et l'espoir de rendre attrayante des formules d'économie mixtes. Le socialisme n'était qu'un mot, inventé pour spolier le capitalisme étranger en usant d'un vocabulaire de bon ton international.  Il était un vêtement du nationalisme économique. Dès lors que l'argent est algérien, le socialisme perd de son attrait lui qui n'avait jamais eu de vraie consistance doctrinale. La sagesse conseille de l'utiliser efficacement et qu'après l'échange les billets ne retournent plus dans les cachettes. Ainsi furent lancées des formules d'économie mixte, à la fois moyen de stimuler le placement, initiatives de l'État dans un pays n'ayant pas atteint le niveau des initiatives privées, et quand même, grâce à l'épithète « mixte », honorable défaite pour les apôtres du socialisme. Mais surtout, et c'est le mérite plus spécial de M. Larabi, on a su trouver un cadre sociologique proprement algérien pour modéliser une thésaurisation qui s'était opérée surtout dans le Constantinois : le village. C'était opérer la jonction entre la remontée Kharedjiste et même donatiste provoquée par le désarroi d'une victoire trop onéreuse, la plus vieille sociologie du pays soudain ressuscitée, et l'économie moderne. L'entreprise dite mixte est liée au village. Elle naît sous les yeux même du paysan. Il la sent quand même sa chose et non celle de ces gens des villes contre lesquels, inconsciemment, il dirige sa révolution. Cette orientation nouvelle est un enjeu.

Car une série de rencontres favorables n'eût quand même eu que peu d'effet, sans une équipe d'hommes intelligents et de caractère pour les exploiter. Ces hommes se sont trouvés réunis. Tandis que l'ONALO, dont les moutons d'Oran si souvent cités ne sont qu'une aventure parmi d'autres, trouvait un nouveau directeur M. Ramani capable en quelques mois de rétablir son équilibre et d'en faire un rouage excellent de l'économie algérienne, l'ancien et monstrueux ministère de l'économie éclatait. M. Boumaza n'en conservait que le secteur industriel. Les finances passaient entre les mains d'un des hommes les plus capables d'Algérie, M. Smaïl Marhoug, tandis que l'ancien directeur du Commerce extérieur, M. Delleli, qui avait donné des preuves de sa capacité, devenait ministre du Commerce au moment même où M. Ben Bella tentait de remettre en ordre grâce à des groupements d'importateur au dirigisme nuancé, un commerce extérieur devenu incohérent.

Derrière ces hommes de valeur une éminence grise, aussi adroite que rayonnante, le Directeur de la Chambre de Commerce, M. Larabi, dont nous venons de parler, a exercé une influence prépondérante. À l'Industrie elle-même, un des Directeurs, M. Bennaï, tente d'heureuses remises en ordre, après les perturbations apportées par le premier des Ministres qu'ait connu ce département, M. Khalifa Laroussi. Le début de succès remporté en peu de mois par ces quelques personnalités suffirait à prouver, en démenti de toutes les maximes que ce sont les hommes qui font l'histoire et qu'il n'est pas de déterminisme que ne renverse notre volonté.

À ce mouvement, véritable NEP algérienne, ce qui manquerait peut-être, c'est une âme. Dans le désarroi qui suit une victoire pleine de gloire mais ruineuse, l'Algérie s'est réfugiée dans sa sociologie musulmane comme dans un sein maternel. Je dis bien la sociologie et non la foi. Tout le problème est que la sociologie entraîne la foi, mais une foi qui ne soit pas l'impasse des civilisations ante-islamiques et des nomadismes arabes dont le Coran, immuable et co-éternel à Dieu, s'est révélé le conservatoire. Peut-on l'espérer. Cette interrogation déjà posée, je la pose encore ? L'avenir de toute une humanité en dépend. Autrefois, quand déclinaient les lettres arabes, et partant cette civilisation, les chrétiens d'Orient les ont sauvées. Sur un mode plus haut, le christianisme qui acquiert en Algérie un prestige jamais atteint va-t-il, par l'osmose de sa présence, grâce à quelques équipes de jeune coopérateurs, redonner foi à l'Islam, mais une foi qui ne soit pas archaïsmes abrahamiques mais conscience d'un plan de Dieu entrevu par ceux des modernistes musulmans qui ont saisi la probabilité d'une suite logique dans les décisions divines ? Autre inconnue, ces jeune hommes, souvent trop nourris de notre rationalisme, sauront-ils au delà de l'application intelligente de la technique, retrouver une foi par quoi ces techniques répondront à l'âme d'un peuple qu'un long millénaire de prière a quand même pétri ?

La partie n'est pas gagnée, même si deux nouveaux voyages en Algérie m'ont rendu plus optimiste. Trop de postes sont encore remplis par des incapables et leur ignorance prétentieuse peut paralyser le pays. L'Algérie n'est pas encore guérie non plus du choc reçu. Après l'essor actuel des retombées sont possibles, certains diront même probables. Déjà en février 1963 j'avais cru pouvoir m'adonner à l'espoir. En juin suivant je désespérais. Un tel pays ne sort pas du chaos sans soubresaut et sa renaissance d'ascensions en retombées, s'étendre sur plus de dix ans. Importe seul le sens final de la courbe et c'est là qu'intervient l'orientation spirituelle et la possible redécouverte d'une foi encore à l'ombre.

J'ai vu beaucoup de choses se contredire dans ce pays plus qu'aucun autre versatile. Ces contradictions mêmes, le caractère mouvant des situations algériennes et la possibilité, partant, de leur imprimer une direction exigent que la France cesse de s'enfermer dans une indifférence boudeuse dont seule l'odeur du pétrole semble de loin en loin encore la tirer. Elles exigent de la France une vigilance spirituelle au regard d'un pays à qui elle a donné dont elle doit plus qu'elle ne croit et qui, mal rétabli de sa victoire, mais servi par d'admirables jeunes hommes, cherche son âme.