Peut-on coopérer avec l’Algérie ?

17/6/1964

 

Le principe même de l'aide que la France apporte à l'Algérie est âprement discuté. Que dis-je? Les déceptions qu'elle apporte, les rebuffades de M. Ben Bella sont le meilleur aliment de la campagne cartiériste. Toute l'aide française au Tiers Monde peut péricliter dans un raz de marée qui n'aura pas d'autre origine. Dans leurs conférences intercontinentales, les chefs d’États africains auraient intérêt à avertir le Président algérien du péril qu'il leur fait courir. Parallèlement, l'impopularité de l'aide à l'Algérie est, en France même, une cause de faiblesse pour le Pouvoir. L'opposition a beau jeu de s'acharner contre elle, et d'autant plus que le Secrétaire d’État aux Affaires algériennes, M. Jean de Broglie, met de l'obstination à compromettre l'ensemble du Pouvoir avec l'action de son propre Département, répétant que la coopération avec l'Algérie est le test des rapports entre la France et le Tiers Monde, ou encore le test de la coopération possible entre un État d'économie libérale et un État d'économie socialiste.

Au dossier de ce débat, je ne voudrais qu'apporter quelques pièces. La France trouve-t-elle un intérêt dans sa coopération avec l'Algérie ? L'aide peut-elle être efficace et trouver les nécessaires structures d'accueil ? L'économie de l'Algérie est-elle vraiment si socialiste qu'on le dit pour l'en blâmer ou pour l'en louer ? Quelques éléments d'appréciation sur ces divers points éclaireront peut-être le débat où l'opinion publique de notre pays est engagée.

 

X

XX

 

Chaque fois que je retourne en Algérie depuis l'indépendance, je suis frappé par la même impression (je l'ai déjà exprimée à diverses reprises) : celle d'un pays qui, si j'ose dire, « flotte dans sa peau ». Tout est à une échelle trop large pour sa vie économique actuelle. On sent une disproportion entre des buildings comme le Mauritania ou les cités de Jacques Chevalier et les magasins aux vitrines attristantes de vide. L'équipement ferroviaire, autrefois décrit comme insuffisant, apparaît inemployé. L'Algérie pour le voyageur qui débarque (et j'y suis retourné trois fois) donne plus un sentiment de survie que de vie. Elle mène une existence repliée, de plus en plus repliée, grâce à un équipement assez neuf pour que la dégradation n'en soit que lente, équipement qu'on répare vaille que vaille au gré des jours. Cette existence atonique et somnolente peut d'ailleurs durer très longtemps. On s'habitue, là-bas, à vivre dans un progressif évanouissement économique.

Telle est du moins l'impression donnée par ces villes dont toute la population traîne ses jours. Déjà, pendant la guerre, on éprouvait en Algérie une extraordinaire sensation d'attente. Je me rappelle avoir écrit ici-même : « Toute l'Algérie attend Godot ». Interminable attente, attente renouvelée et plus passive encore de ces foules stagnantes, à Bône, à Oran, à Constantine. Hélas ! Plus que jamais Godot tarde à venir.

Cette attente, cet enlisement ont quelque chose de surprenant pour un homme habitué aux ferveurs des autres États du Tiers Monde. L'Algérie apparaît stupéfaite et comme hébétée par sa propre indépendance. On croirait que celle-ci la dépasse. Trop d'événements se sont précipités, trop de régimes ont été évoqués, trop de systèmes politiques rejetés à peine inventés. L'an II de l'indépendance porte le deuil de tous les lyrismes et de tous les enthousiasmes attendus.

L'impression est d'autant plus vive que les dernières années de la présence française avaient, elle, brassé beaucoup de lyrismes et beaucoup d’enthousiasmes. Le Plan de Constantine prétendait secouer les énergies, et, malgré les inquiétudes et les revirements politiques parallèles à sa mise en œuvre, il en a véritablement secoué. L'expansion, pendant ces années extravagantes, fut souvent verbale, mais réelle aussi. Or, loin de marquer une volonté de nouveau bond en avant, l'Algérie indépendante s'arrête et même recule. Lors d'un voyage, en février 1963, j'avais cru que l'expansion allait reprendre. J'avais cru que l'arrêt n'était dû qu'aux séquelles des dramatiques sursauts de l'OAS. Ces plaies se cicatrisant, une Algérie nouvelle allait naître. Singulière erreur ! Dès un premier retour, en juin 1963, cet espoir se révélait illusion. Quelques investissements décidés au temps du Plan de Constantine ont été poursuivis, mais aucune volonté nouvelle ne s'est manifestée.

Car l'Algérie apparaît le seul pays du Tiers Monde à n'être pas soulevé par une mystique de l'industrialisation, alors qu'il se dit pourtant socialiste. Les ambassadeurs des pays de l'Est en sont encore plus surpris que nous. Je serais étonné que leurs gouvernements fissent fond sur l'Algérie autant qu'on nous le prétend, sinon pour s'assurer quelque tremplin militaire. D'eux et de nous, nous ne sommes pas les plus déroutés...

 

X

XX

Les causes de cette rétraction générale de l'Algérie sont multiples, et je ne voudrais surtout pas que mon propos parût un réquisitoire, tout au plus une tentative d'explication. Dix années de la plus effroyable histoire méritent à ce pays beaucoup d'indulgence. Et puis on n’insistera jamais trop sur l'importance du fait qu'il a perdu d'un seul coup à peu près tout ce qui constituait ses « cadres intermédiaires ». L'exode des « pieds noirs » l'en a privé. Les Kabyles pourraient combler en partie le vide, mais on connaît leurs rapports avec le Régime. Or si on admet que l'absence de cadres intermédiaires est un des symptômes majeurs du sous-développement, en même temps qu'une des pires structures de refus au progrès, on voit quel redoutable pas en arrière a été franchi. A une telle situation, nous ne voyons guère de précédent historique. Ajoutons que ce phénomène se conjugue avec le manque de formation de beaucoup de cadres politiques. Qu'eut été notre reconstruction si, en 1945, le pouvoir avait été pris par les FTP ?

Ainsi s'explique sans doute non seulement cette espèce de rétractation de l'Algérie, mais son incapacité de déterminer dans quelle économie elle veut s'engager. L'absence d'un vrai Plan frappe tous les observateurs (on ne peut qualifier de Plan les espèces de nomenclatures qui en tiennent lieu). L'Algérie manque de capitaux, mais elle peut, comme d'autres, obtenir une aide extérieure. Elle ne se fait guère insistante pour l'obtenir et quand notre Parlement, non sans raison, blâme le Gouvernement pour l'ampleur des sommes promises à M. Ben Bella il devrait savoir que toute une part de ces sommes, l'aide liée (seule susceptible d'efficacité dans un tel pays) demeurent à peu près inentamées, le Gouvernement algérien agissant comme s'il désirait plus retarder l'ouverture des crédits que la hâter. Cette absence de Plan engendre une incertitude fondamentale : que fabriquer et pour le vendre à qui ? Quand il était ministre, M. Khalifat Laroussi a parcouru la terre à la recherche de crédits. Il a multiplié les déclarations tonitruantes et fait sourire les interlocuteurs les plus bienveillants. Depuis son départ, on a un peu cessé de « moudre du vent », mais aucun projet ne prend corps, sinon l'étrange complexe textile de Mirabeau monté avec un matériel trouvé trop vétuste pour elle par l’Égypte et qui le condamne à l'échec, sinon un projet de sucrerie. On parle aussi d'une usine de tracteurs et bien entendu on rêve d'une seconde raffinerie de pétrole avec prolongement de pétrochimie. La sidérurgie de Bône va peut-être ressusciter. Mais quel manque de conviction à la lancée tous ces projets !

 

X

XX

 

Repli, rétraction, restriction : ces mots reviennent constamment sous la plume quand on essaie de décrire la situation de l'Algérie. Restriction du crédit, par exemple, les fournisseurs étrangers ayant perdu toute confiance et les crédits bancaires se faisant avares. Repli, restriction... les consommateurs européens ont disparu. Même les Français qui demeurent ne sont pas des consommateurs. Allez à la messe : vous vous croirez en 1905 quand seules les vieilles dames hantaient les églises. La survivance des pieds noirs, ce sont de pauvres vieux, des veuves surtout, qui n'ont pas voulu quitter leurs bibelots ou s'éloigner de la tombe familiale ; qui ne savaient où aller non plus (je ne pense jamais sans angoisse à cette mendiante européenne toujours assise sous une porte dans le bas de la rue Michelet). Les fonctionnaires d'assistance technique ? Pourquoi achèteraient-ils en Algérie plus cher ce dont ils peuvent s'approvisionner en France pendant leur congé ? Les élites musulmanes, habituées à une existence européenne, jugent prudent de vivre sous une austérité couleur de muraille. Dans l'Algérie 1964, on n'attire pas l'attention sur sa fortune. Au surplus, la fiscalité réduit au maximum les possibilités des classes un peu privilégiées.

Tout un secteur de consommateurs, donc un secteur de vie économique, a disparu. Reste à savoir si la masse constitue un marché et représente un facteur de reprise. Ici, les symptômes seraient plutôt encourageants. Certes le chômage et le sous-emploi restent les plaies de l'Algérie, mais dans ces derniers mois la consommation de certains articles de base – café, sucre, produits laitiers – a dépassé de beaucoup les prévisions. Le niveau des ventes textiles est relativement élevé. Dans les villages on reconstruit, non pas sous l'égide de l’État, mais chacun pour soi. Les importations de bois de charpente, de tuiles de couverture, de ciment pour parpaings sont importantes – tout cela surtout dans le Constantinois où les Européens ne représentaient qu'un dix septième de la population (ils étaient un sixième en Oranie). Serait-ce le signe d'une sorte de retour aux sources que la région la moins européanisée soit la première à renaître ?

Un point capital serait à éclaircir : dans cette renaissance à ras de terre sommes-nous en présence d'un simple phénomène de fuite devant la monnaie  de population qui ont plus thésaurisé qu'on ne croyait et créent ainsi un marché momentané ou au contraire une sorte de reconstruction spontanée du pays par cette masse paysanne dont M. Ben Bella prétend être l'expression ? La réponse à cette question serait capitale, mais je suis incapable de la donner, aucun de mes interlocuteurs, même les mieux informés, n'ayant osé la formuler.

 

X

XX

Car cette question introduit celle de ce socialisme algérien dont M. Boumaza, Ministre de l’Économie, orchestre le thème sur tous les registres, et dont, je l'ai déjà rappelé, M de Broglie veut faire l'élément d'un test de la collaboration entre une économie libérale et une économie socialiste. En effet, et quitte à surprendre, j'affirme que, pour le moment, le socialisme algérien n'existe pas ; qu'il se réduit à des affirmations de principe. Comme me le disait un ami : il est entièrement né de l'exode des Français. On a saisi leurs biens : le mot « socialisme » était un euphémisme commode pour éviter celui de spoliation. Un secteur socialisé s'est créé par le vide spontané du secteur libéral. On l'a étendu plus par politique pure, par hargnes locales et anarchie d'une administration provinciale improvisée que par doctrine. Cette doctrine, elle a été proclamée par la suite, mais – curieusement - dès lors que les nationalisations sont apparues comme sa conséquence, elles ont pratiquement cessé. On ne peut considérer comme significative de socialisme une mise en régie du tabac et des allumettes. La nationalisation du commerce de la ferraille recouvre de très obscures histoires qui lui enlèvent toute valeur probante. Demeure une seule nationalisation délibérée, celle de la meunerie et des pâtes alimentaires. Elle a été décidée mais du texte qui devait l'instituer ne sont parus que les derniers articles : ceux sur l'indemnisation !

Sans doute en application des déclarations de M. Boumaza, un secteur est-il apparu destiné par priorité à la socialisation, suivant le précédent du Mali et de la Guinée, voire de la Tunisie : le commerce extérieur. Mais ici les déconvenues ont été nombreuses. On cite des anecdotes qui, pour être pittoresques, n'en sont pas moins véridiques. Ainsi l'aventure des moutons importés de Yougoslavie et qu'on avait oublié de nourrir en route. Devenus fous lors de leur arrivée à Oran, ils se sont jetés sur les agrumes qui attendaient au port d'être chargés et les ont âprement dévorés ; ils se sont précipités sur les dockers ; ils ont semé la panique dans la foule. On dut faire appel à la troupe. Les erreurs de cette Direction du Commerce Extérieur ont été si nombreuses que la plupart de ses dirigeants, coupables ou non, ont été jetés pêle-mêle en prison. Ils peuplent à présent Barberousse.

Cette aventure illustre, après l'affaire de Guinée, après celle du Mali, une constatation fondamentale : les pays du Tiers Monde se proclament à l'envi socialistes ; ils font du socialisme leur panacée, or aucun socialisme n'est viable sans une administration nombreuse, honnête et compétente, toutes qualités qui manquent à l'administration de ces pays. Karl Marx avait ses raisons de placer le socialisme à la fin de l'évolution industrielle. A ce point de vue l'exemple de la Chine prête à un contresens qui risque de précipiter tout le Tiers Monde dans une irréparable erreur. Car la Chine n'était pas un pays sous-développé, mais un pays à développement non rentable que le socialisme a ou n'a pas (je n'ouvrirai pas pour l'instant le débat) rendu efficace. La Chine était, à sa façon, développée – de l'acuité intellectuelle à l'héroïsme du labeur, à la merveilleuse habileté manuelle. Pour elle le problème n'est pas un vrai problème de développement mais un problème d'orientation et d'organisation de l'effort. D'où le contresens à conclure de son exemple que le socialisme peut convenir à des pays sous-développés. Le socialisme n'est pas une chance pour l'Algérie non plus que la coopération franco-algérienne, qu'elle s'établisse ou non, ne peut être le test d'une collaboration entre systèmes économiques différents.

 

X

XX

En fait dans ses deux premières années d'indépendance, on n'enregistre en Algérie qu'un fait vraiment important : le retour à l'Islam. On va se récrier que je suis un naïf et que cet Islam très proclamé n'est guère que verbalisme et presque un déguisement. Et c'est vrai : la foi morte n'est sans doute pas ressuscitée. Mais les mœurs se réintroduisent, la communauté se reforme et l'Islam est encore beaucoup plus un ensemble (je dirai même un conservatoire) de mœurs et une communauté qu'une foi. Verbalisme, l'Islam officiel de l'Algérie : mais par exception un verbalisme créateur. L'observance du Ramadan, l'interdiction de vendre l'alcool, auront eu une portée constructive.

 

Constructive ?

 

Ici intervient le drame de tout l'Islam contemporain. Son triomphe en Algérie peut avoir deux sens. Il peut signifier la retombée dans l'archaïsme. L'actuelle stagnation économique, l'absence de dynamisme sont une cause de cette retombée en même temps qu'elles la provoquent. C'est une inconnue majeure dans l'aventure de notre temps que le devenir du monde musulman. Restera-t-il ce monde de contradiction et de désaveu, cet Abraham brusquement plongé dans l'ère atomique et qui s'accroche à soi-même dans le refus et la malédiction ? Continuera-t-il de condamner ses modernistes et ceux-ci s'obstineront-ils à regarder plus en arrière qu'en avant ? Ignorera-t-il toujours les valeurs spirituelles des autres peuples, les considérant comme les simples détenteurs de recettes techniques ? En ce cas le manteau de l'équipement algérien apparaîtra  toujours plus exagérément vaste pour un pays où les ruines des villes européennes rejoindront celles de Tingad et de Tipasa. Le désert moral d'un Islam stratifié envahira lentement le Tell de la culture et du développement. Ou bien, seconde hypothèse, l'Islam comprendra-t-il que nous ne sommes pas seulement les détenteurs de recettes techniques, mais qu'à travers nos propres épreuves nous avons appris les maîtres-mots qui à leur spiritualité ancestrale peuvent redonner vie ? Un jour viendra peut-être où le monde musulman admettra qu'il vit enfermé dans une impasse. Or nous pouvons d'ores et déjà témoigner à ses yeux, s'il veut les ouvrir, qu'à cette impasse existe une issue.

S'il veut ouvrir ses yeux et si devant lui, auprès de lui, nous vivons suffisamment de l'esprit pour apprendre à l'Islam que ce monde moderne qu'il récuse d'instinct et encore plus par inertie, préférant à l'action, l'ancestral sommeil, est perméable à l'esprit, ce jour-là prendra peut-être fin la misère profonde de l'Algérie. Alors cette terre où tant de sang fut versé, tant d'injustices commises, tant de fautes et tant de péchés, mais aussi tant d'efforts accomplis et tant de sacrifices consommés, alors cette Algérie, que de voyage en voyage j'ai vu depuis l'indépendance s'enliser, sera peut-être le partenaire d'une coopération efficace et un certain développement culturel et moral fera du socialisme autre chose qu'un mot alibi pour fuir les réalités : non avant.