Où va l'Algérie ?

La retombée vers l'Orient

Quel sera-t-il, cet avenir ? Beaucoup d'étrangers s'agitent dans l'espoir de modeler cet avenir à leur image ou à leur profit, ou encore, surtout du côté européen, dans l'espoir de conclure quelques affaires sans courir de grands risques, car bien souvent les investisseurs engagent plus les fonds de leur État  que le leur propre. Mais ce destin, ils n'influeront pas sur lui. Le clan socialiste, à l'exception des yougoslaves, a trop heurté les algériens, dans tous leurs comportements, pour que sa pénétration soit profonde. Les américains sont honnis par principe et quoi qu'ils entreprennent. Quant aux Européens, j'ai rencontré beaucoup de leurs missions. Leurs hommes d'affaires remplissaient les halls du Saint-George et de l'Aletti. Mais ils repartaient déçus n'ayant pas trouvé le minimum d'ordre qui leur permette d'entreprendre quoi que ce soit. Ainsi l'Allemagne Fédérale doit monter en Algérie, en principe à bref délai, vingt huit ateliers de confection. Les machines sont arrivées depuis longtemps. Elles rouillent sur les quais d'Alger, car au Gouvernement on n'a même pas encore déterminé où auront lieu les implantations, et la construction des bâtiments, en conséquence, n'est pas commencée. Sur ces vingt huit ateliers, un seul va ouvrir bientôt, à Djidjelli. Non, aucun de ces étrangers ne modèlera le destin de l'Algérie, mais plutôt la misère que développe une terrible crise économique.  N’insistons pas trop pourtant sur cet aspect des choses. La baisse des niveaux de vie est frappante.  Cet hiver on aura faim dans les campagnes. Dans les villes, malgré la chute de la plupart des importations, les stocks ne baissent que lentement (trop lentement en tout cas aux yeux de ceux qui craignent d'être nationalisés). A la rentrée scolaire, contrairement à la coutume, les parents n'ont pas renouvelé le trousseau des enfants. Les vêtements confectionnés pour homme s'écoulent encore assez bien, parce que dans son ménage le musulman se sert le premier. Mais la confection féminine ne se vend plus, comme se vendent peu des articles naguère aussi recherchés que les parfums ou les fards. On se tromperait pourtant en croyant que cette misère sera forcément génératrice de révolte. Ce serait raisonner à l'européenne. La capacité d'endurer la misère est presque sans limite dans un tel pays. En outre, le musulman supporte n'importe quel régime, aussi agressif soit-il, accepte n'importe quel désordre établi dès lors qu'il est islamique. La révolte ne pourrait venir que de la faible pellicule d'occidentalisés, de la bourgeoisie. Celle-ci, déjà décimée par la guerre, est écrasée par les nationalisations. Une classe commerçante pourrait se constituer sur la ruine des Français. Ben Bella a fait en sorte de l'étouffer à peine née. Dès lors, dans l'immédiat, ce qui modèle le destin algérien, c'est une forme d'inertie : la retombée dans l'Orient. C'est une certaine habitude retrouvée de vivre hors de la temporalité, de jouir de l’instant, et d'abandonner à Dieu l'avenir. Que restera-t-il dans quelques années des orgueilleuses cités de Jacques Chevalier qui ceinturent Alger ? Mais plus que jamais, dans le soleil d'automne, la Kasbah apparaît comme le cœur d'une El Djezaïr retrouvée.

Proche avenir le plus probable, cette retombée dans l'Orient. Mais il n'est encore qu'une étape avant que ne naisse la véritable Algérie. La colonisation française, en cent trente ans, n'avait recouvert l'Algérie que d'un vernis. Pourtant quelque chose restera ou plutôt revivra de ce qui fut une pénétration occidentale. Les peuples tentent de récuser de tels héritages, mais ils ne le peuvent car ils l'ont mêlé à leur sang. Quelque chose même de cet héritage se perpétue. Les instituteurs français sont plus nombreux que jamais, et M. Ben Bella en réclame toujours davantage. Pour l’instant, le poids d'une ancestralité retrouvée orientalise – et combien vite – l'Algérie. Mais cet héritage assumé, elle découvrira qu'elle ne peut plus s'en contenter.

Alors elle retrouvera sa vocation propre, sa vocation maghrébine de pont entre l'Orient et l'Occident. Peut-être, au-delà des épreuves qui l'attendent encore, jouera-t-elle un très grand rôle dans l'histoire future de la civilisation. Haut destin même probable. Puisse d'ici là, pour elle et pour nous, ce temps qu'elle n'évalue pas ne pas trop durer.