Où va l'Algérie ?

Le pays de la fuite en avant

Il fonce. Les Français sont de nouveau arrêtés et maltraités. Il fonce, et il nationalise à outrance, des boulangers, des bouchers, des taxis. Souvent d'ailleurs on lui force la main. Quand le gouvernement ne veut pas nationaliser une entreprise qu'il estime trop délicate à gérer, les préfets et les sous-préfets passent outre à son opposition dès lors que la section locale du FLN a décidé cette nationalisation. En fait, cette impulsion redoutable est la répercussion incalculable des discours de Ben Bella. C'est bien celui-ci qui lance à coup de mesures économiques désordonnées son économie prétendument socialiste. A la conférence d'Addis Abeba entre chefs d’États africains, il recueille un succès d'estime. Ce succès le confirme à ses propres yeux dans sa mission. Je  le tiens de ses plus proches collaborateurs : Ben Bella est depuis lors persuadé que les yeux des masses d'Afrique Noire se sont tournés vers lui. Dès lors, le verrou des dernières prudences saute. Il est prêt à défier le Général de Gaulle qu'il a ménagé jusqu'ici. S'il ne nationalise pas les pétroles ce n'est plus pour respecter les accords d'Evian, depuis longtemps criblés de trous, mais uniquement par crainte de difficultés techniques. Il est prêt aux gestes inconsidérés, car il est persuadé que le gouvernement français lui pardonnera tout et continuera de le subventionner. Peut-être l'incroyable mollesse du secrétaire d’État Jean de Broglie l'encourage-t-il dans cette voie. Celui-ci n'a-t-il pas la solide réputation de tout céder et de démentir ses subordonnés dès que ceux-ci opposent la moindre résistance aux prétentions algériennes ? Mais surtout, de l'aveu de certains de ses proches, Ben Bella est persuadé que la France ne cessera pas de lui verser des centaines de milliards, parce qu'il s'est mis en tête qu'elle a besoin de son intermédiaire pour maintenir ses liens d'amitié avec l'Afrique Noire. Étrange illusion ! Aucune rencontre n'est plus naturellement explosive que celle du Maghreb et de l'Afrique Noire. La mémoire des peuples est tenace. Elle s'appelle souvent rancune et elle prend force d'instinct. Au-delà de leur conscience, les Africains noirs savent qui, pendant des siècles, les a traînés en esclavage. Et pourtant, le délire de M. Ben Bella n'est pas pure imagination. Les jeunes, en Afrique Noire, professent des idées avancées. Ils s'irritent surtout de voir les places confisquées par leurs devanciers immédiats. Dès lors, un certain style révolutionnaire, adopté par M. Ben Bella, les séduit. Les transes de celui-ci les exaltent. En conséquence, la tentation s'accroît en lui d'outrer son style afin de s'attacher toujours plus cette clientèle. Le socialisme algérien est avant tout une aventure – délirante – de politique étrangère.

Fuite en avant qui sert aussi des desseins de politique intérieure. Car sévit la rébellion kabyle et Ben Bella veut en détourner l'attention en même temps qu'à son profit il réchauffe une ferveur nationaliste retombante. En Europe, on a exagéré l'importance immédiate de la rébellion kabyle à ses débuts, pour ensuite en minimiser le retentissement. Lancée trop tôt, cette rébellion n'a qu'une chance de succès immédiat très limitée. Quand on lira ces lignes, on pourra même la croire apaisée. Elle semblera se terminer en palabres... pour un temps. Car en profondeur le fait kabyle, ou plus largement le fait berbère, demeure. Là encore, la vieille sociologie persiste. Les kabyles avaient vu dans la révolte contre la France l'occasion d'une revanche contre l'arabe. N'avaient-ils pas encadré la révolution ? Ben Bella les a frustrés de cet espoir, même si le peu d'administration qui tente de régir encore le pays est entre leurs mains. De quelque façon qu'elle se conclue, l'affaire récente n'est qu'un épisode nouveau dans une lutte millénaire. Plusieurs fois millénaires même. Cette querelle est la plus vieille querelle du monde, celle de Caïn le laboureur et celle d'Abel le pasteur (et on voit que la Genèse a été écrite par des bergers nomades !). Cette querelle sera encore longtemps la trame historique de l'Algérie.

Les kabyles beaucoup plus occidentalisés, frottés d'Europe par de nombreux séjours en France, sont certes mieux à même que les arabisés de gouverner l'Algérie. L'Occident doit-il souhaiter que se rapproche leur succès, inéluctable mais peut-être lointain ? Il faut savoir que tout n'est pas rassurant dans leurs tendances. Sans doute, Ben Bella, à travers ses nationalisations incohérentes, a-t-il dans les faits dépassé d'ores et déjà le socialisme pour atteindre à un communisme pratique. La Russie n'est pas toujours allée aussi loin que lui dans la nationalisation du petit commerce ou de l'artisanat. Son socialisme algérien a d'ailleurs ce caractère inattendu d'épargner beaucoup plus les grosses entreprises que les petites et de s'en prendre plus au boutiquier M'Zabite qu'au gros capitaliste européen. C'est qu'il a  pour limite, et j'y fait déjà allusion, le manque de cadres intermédiaires formés. On peut « par les moyens du bord » faire fonctionner un petit atelier de chaussures, une boutique de coiffeur ou un taxi. Si on échoue, les conséquences sont peu visibles. Cet échec n'entraîne pas un accroissement sensible du chômage. Que sombre sous une gestion de fantaisie un grand complexe textile ou une entreprise sidérurgique, le retentissement de cette faillite sera grand. Des difficultés sociales en résulteront. Mais si Ben Bella est en voie d'instaurer un communisme pratique, il est fort éloigné du communisme doctrinal et encore moins inféodé au camp soviétique. Il se sent même en rivalité avec cette forme politique non islamique. Au contraire, le kabyle, plus occidentalisé, davantage formé dans les écoles primaires françaises ou les ateliers de la banlieue parisienne, risque de voir dans le communisme un principe actif d'ordre et d'organisation. La tendance sera d'autant plus forte que sous le double choc de la colonisation puis de la décolonisation, l'Algérie ne possède plus guère de structure d'encadrement. Ce n'est pas à Hassan II que la révolte kabyle apportera le Maghreb uni.