Où va l'Algérie ?

L'option 19 mars 1963

Mais enfin l'option n'était pas prise. Elle le fut le 19 mars 1963. Elle eut pour occasion l'explosion au Sahara de la bombe française. N'attachons pas à ce dernier fait une importance historique. Aussi adversaire soit-on de la politique nucléaire du Général de Gaulle, on ne peut lui attribuer ce revirement de M. Ben Bella. Celui-ci savait déjà en mars 1962 que le Général de Gaulle n'était pas homme à renoncer à une possibilité qu'au prix des plus lourdes contreparties il avait fait inscrire dans les accords d'Evian. M. Ben Bella, de décembre 1962 à mars 1963, c'est-à-dire pendant la lune de miel de la Coopération, savait déjà parfaitement que la France poursuivait ses expériences au Sahara. Le 19 mars ne fut qu'un prétexte...

… Un prétexte extrêmement révélateur des intentions du Président algérien pour le présent comme pour l'avenir. Pourquoi saisir cet événement pour motiver le plus terrible revirement ? Les français sont arrêtés, si maltraités dans les prisons que lorsqu'on parvient à les en sortir et à les expédier vers la France c'est pour y demeurer pendant des semaines à l'hôpital. Les nationalisations se font spectaculaires. Elles se font au mépris flagrant des accords. Elles se font contre l'intérêt le plus évident de la nation algérienne. Dans un pays menacé de disette, elles créent un grave risque de diminuer la production. Dans un pays à balance déficitaire, elles ont toutes chances d'accentuer ce déficit. Qu'importe, c'est une lancée ! Ce qu'on cherche c'est le geste qui stupéfie, c'est le romantisme d'une aventure.

Le fait d'avoir choisi l'éclatement de la bombe pour prétexte à une nouvelle politique est donc symptomatique. Ben Bella était décidé à changer son orientation. Il a saisi cette occasion, car la bombe atomique française est fort mal vue des dirigeants d'Afrique Noire. L'idéologie joue un rôle dans leur hostilité. Beaucoup plus, l'erreur commise par le Gouvernement de M. Michel Debré quand, après avoir décidé que la bombe devait éclater en Corse, le Premier Ministre, pliant devant la réaction des insulaires, choisit pour cette expérience l'espace saharien. Un tel revirement, selon les Africains, sent son néocolonialisme. M. Ben Bella a vu dans l'explosion du 19 mars le tremplin dont il pouvait se servir pour se lancer dans une grande politique étrangère pan-africaine.

Surtout qu'un événement allait lui enlever tout frein dans sa politique hasardeuse. A toutes ses étapes, l'histoire de l'Islam se présente comme une tension dialectique entre le Cadi et le Madhi. Le Cadi, un peu Sancho Pança de cette rencontre, c'est le magistrat, le raisonneur, l'homme à la fois bourgeois et terrien des subtilités juridiques et des prosaïques intérêts. Le Madhi, c'est le prophète, l'homme des trépidations et des transes, l'inspiré, le visionnaire. Auprès de M. Ben Bella, son Ministre des Affaires Étrangères, Khemisti, jeune kabyle à la solide et virile intelligence, était le Cadi. Il est assassiné. Or, modérateur de tempérament, il était le bon génie de M. Ben Bella. Lui disparu, le Madhi Ben Bella ne connaît plus ni frein ni entrave. Il fonce.

Plus personne, depuis ce 11 avril où Khemisti est assassiné, n'exorcise plus le démon de Ben Bella. Sans doute ceux qui craignent l'aventure se rassurent-ils en constatant l'invroyable fiasco que constitue le voyage à Alger du Président Nasser. Ils imaginent qu'après ce échec tragi-comique Ben Bella va se rapprocher de l'Occident. Ils se trompent. Si à Alger les signes se prononcent contre Nasser, si le bateau qu'il a donné coule par le fond, si ce voyage porte la malédiction de plusieurs morts, Ben Bella en est confirmé dans la conviction que, son frère rival n'ayant pas la baraka, c'est à lui désormais qu'appartient de prendre la tête de l'Afrique et, ce faisant, de restaurer l'Islam dans la splendeur politique de ses premiers siècles.