Où va l'Algérie ?

Les prémisses d'une « coopération »

Pour y parvenir, jetons d'abord un regard en arrière. Cette démarche est d'autant plus nécessaire que depuis le 1er juillet 1962, l'Europe et même la France n'apporte plus à l'Algérie qu'une attention distraite. (de la part de la France, l'attitude est singulière quand du 1er juillet 1962 au 1er juillet 1963 elle a dépensé pour l'Algérie, toute dépense militaire mise à part comme toute aide aux rapatriés, au minimum 615 milliards d'anciens francs). De ce côté-ci de la Méditerranée, on ne suit plus les épisodes, pourtant contrastés, de la politique algérienne. Pourtant, quiconque se trouve professionnellement obligé de suivre ces épisodes ; quiconque, et c'est mon cas, retourne périodiquement en Algérie distingue des dates plus décisives pour son avenir que les événements sur lesquels les journaux nous ont abreuvés ou nous abreuvent encore de dépêches. Car ce pays a, depuis son indépendance, pris des décisions ou des options plus riches de conséquences historiques que l'indépendance elle-même.

Je ne parle pas des désordres qui suivirent l’avènement de cette indépendance. Aux atrocités de l'OAS ont succédé des atrocités parallèles. De juillet à décembre 1962, ce fut abominable. L'insécurité des personnes était totale, les assassinats plus ou moins légalisés nombreux aussi innocentes qu'en fussent bien souvent les victimes. Des « règlements de comptes » individuels, le désir de masquer des vols et des spoliations jouèrent un rôle plus grand même que la haine politique. Mais rendons cette justice au peuple algérien que tout autre peuple en telles circonstances aurait commis les mêmes excès – de pires sans doute. On pouvait redouter des Saint Barthélemy beaucoup plus meurtrières.

Cette période explosive dura jusque vers décembre 1962. A cette époque qui coïncide avec une visite du Secrétaire d’État français Jean de Broglie, les troubles s'apaisent brusquement. Des spoliations avaient lieu encore ? Elles apparaissaient simples séquelles  des agitations extérieures. Le mot d'ordre était à la « coopération ». M. Ben Bella en émaillait ses discours. Pouvait-on totalement se rassurer ? En fait, pour l'observateur qui y séjournait alors, l'Algérie apparaissait surtout étrangement disponible. Le meilleur ou le pire pouvaient s'y  produire. L'Algérie semblait à la croisée de deux chemins. Elle pouvait choisir de s'accrocher au train des pays développés, rechercher la prospérité  à travers des démarches vers l'Occident, notamment grâce à l'aide que la France lui apportait. On sentait bien, quand, à cette époque, on allait dans l'ancien Gouvernement Général, devenu le Palais du Gouvernement, que cette possibilité était réelle. Il suffisait de parler avec les jeunes directeurs des grandes administrations, parfois anciens polytechniciens, parfois anciens élèves de l’École Normale d'Administration (française) pour en être convaincu. Mais en même temps, le voyageur averti voyait bien qu'une certaine force d'inertie – celle de ses vieilles sociologies, celle d'un Islam aux conséquences sociales d'autant plus sensibles qu'il est très désaffecté de sa foi -, entraînait l'Algérie vers une autre voie et qu'elle risquait de s'orientaliser à brusque et rapide cadence, un peu comme étaient en quelques mois devenus orientaux les beaux quartiers européens où on voyait, parqués sur les balcons, les moutons des Mouloud futurs, ou comme devenaient orientales les belles avenues dégradées d'ordures. Le voyageur averti voyait bien aussi l'isolement des jeunes directeurs, condamnés à taper eux-mêmes leur courrier tant ils étaient dépourvus de collaborateurs acceptables. Il voyait aussi, dès qu'il quittait la périphérie immédiate d'Alger, un pays qui insoucieux de cette façade californienne dérivait doucement vers les habitudes de ses ancêtres nomades.