Demain, l'Algérie...

Ils ont mangé des raisins verts

Cela commença par un coup d'éventail. Cela se poursuivit par beaucoup d'erreurs et de mensonges.

Mais, en regard, Alger lève vers ses collines chevelues d'eucalyptus, la falaise de sa blancheur. Oran étend son front de mer sous la Guadeloupe. Bône et Bougie alignent leurs boulevards ombrés de platanes. En regard, c'est la Mitidja. Chaque mètre de ses orangeraies coûta la vie d'un colon. Le Bônois présente la plus riche plaine du monde. L'Oranie est un parc de pamplemousses et de clémentines. Auparavant, il n'y avait même pas d'Algérie...

La dispute stérile de ce que nous avons apporté à l'Algérie et de ce que nous ne lui avons pas apporté sera toujours à recommencer. Mais si la fin de la colonisation en Algérie fut tragique, c'est qu'elle fut, de toutes celles que nous avons entreprises, la seule qui, de réussite spectaculaire en réussite spectaculaire, a véritablement échoué. Sans doute commence-t-elle dans la violence : vain propos de le rappeler. Quelle conquête ne commença pas dans la violence ? Au dire d'un témoin non suspect, Charles André Julien, notre conquête fut moins cruelle que ne l'avait été celle des Arabes (1). Une dynastie mourante cherchait dans cette annexion un prestige qui la restaurât. Bien des conquêtes que le temps a légitimé eurent un début aussi futile. Et puis, derrière ce motif politique, on discerne, en arrière fond de ressentiment, la crainte ancestrale de ces pirates barbaresques qui, si souvent, dévastèrent la Provence ; une certaine tradition aussi, puisqu'au XVIème siècle, en 1572, les Algérois menacés par les turcs demandèrent à Charles IX le Protectorat de la France.

Nos vraies fautes intervinrent après. D'une conquête entreprise un peu par hasard, nous ne sûmes que faire. Notre politique oscilla quand elle ne fut pas négative en elle-même. On exaltait un royaume arabe tout en implantant des colons. On préconisait l'intégration, tout en maintenant les indigènes dans un statut de sujet. On leur offrait la nationalité française, mais sous la condition irréalisable qu'ils renoncent à leur loi religieuse. On leur demandait pour être français d'abandonner une personnalité algérienne dont la garantie eût été leur meilleur motif à le devenir. Alternées ou concomitantes, de 1830 à 1962 notre politique ne fut que contradictions.

Et nous avons créé magnifiquement l'Algérie, mais en marge du peuple algérien. Elle était splendide, notre Algérie : à la lisière de cette splendeur un peuple croupissait dans une millénaire ignorance. Il grattait la terre avec son araire (2). Tandis que nous prêchions l'égalitarisme, nous subordonnions ces populations aux pressureurs de burnous, à la cohorte des Caïds, des Aghas et des Bachaghas. Nous fabriquions de toutes pièces les oppressives « grandes familles » qui ne tenaient leur grandeur que de notre complaisance. Nous commencions de répandre l'enseignement primaire, mais en même temps nous soutenions les Confréries dans ce qu'elles ont de plus obscurantistes (3), avec la clique de leurs marabouts et de leurs alems.

En marge de cette politique contradictoire s'établissait pourtant une certaine assimilation. Des parentés ethniques et le paysage fondaient ces populations hétérogènes – européens, arabes, berbères – dans une commune ressemblance : témoignage que, commencée à temps et exercée dans le respect des hommes, de leurs coutumes et de leur foi, une politique d'assimilation était possible. On me permettra une anecdote. C'était à Oran où, en 1957, j'accompagnais Pierre Pflimlin et Maurice Schuman. A la Préfecture, où ils recevaient, j'avais à introduire auprès d'eux le Président de la Chambre des Colons et cet Ali Checkal qui devait être peu après assassiné sous les yeux du Président Coty. L'huissier mélangea les fiches. Comme j'avais quelques années auparavant, connu Ali Checkal, je me précipitai au devant de lui avec forces démonstrations : « Cher Monsieur Checkal, quel plaisir pour moi de vous revoir ! » - « Mais je ne suis pas M. Checkal », protesta « en parlant surtout avec ses mains », le petit homme à nez crochu que j'avais en face de moi. J'avais pris le président de la Chambre des Colons pour un indigène...

Parce qu'elle n'aboutit pas à une assimilation, cette ressemblance ne fit que rendre les haines plus implacables (4) ; parce qu'on avait « les mêmes qualités, sens de l'honneur, courage physique, fidélité à la parole et aux amis, générosité, ténacité – mais aussi les mêmes défauts, goût de la violence, passion effrénée de la compétition, vanité, méfiance, susceptibilité, jalousie » (5). Défauts et qualités des sangs trop riches.

Avoir, opiniâtrement, refusé l'assimilation quand elle était encore possible sera devant l'Histoire le terrible tort des Français d'Algérie. Ils l'ont payé cher. Toutes ces réformes assimilatrices, ils les rendirent nulles. Les Gouverneurs Généraux qui prétendaient les imposer, Violette d'abord, Chataigneau ensuite, furent éloignés. Les autres se laissèrent enkyster, et même les SFIO Naegelen et Lacoste, et même M. Jacques Soustelle qui, dans son bureau mauresque, au rez-de-chaussée du Palais d’Été, me déclarait le 19 août 1955 : « On ne réglera jamais le problème de l'Algérie si on tient compte de ses Français ». Parce que la pente de la Métropole était assimilatrice, les Français d'Algérie s'en détachèrent en une autonomie de fait (6), refusant les crédits quand la France prétendait en imposer l'emploi, tendant même vers un statut de Dominion (7). Cela en 1929, c'est-à-dire juste avant cette année 1930 qui, avec la première révolte de l'Indochine, la réaction marocaine aux dahirs berbères, le premier manifeste de Ferbat Abbas fut comme la charnière sur laquelle a viré l'Histoire de la Colonisation.

M'avancerai-je beaucoup en disant que lorsqu'au 1er novembre 1954 éclata la révolte des Aurès, l'Algérie était déjà virtuellement perdue, l'Algérie dont à la tribune de la Chambre M. Mendes-France et M. Mitterrand allaient répéter à l'envie qu'elle « était la France ». Elle ne l'était déjà plus. De l'Algérie française la rébellion de 1945 avait sonné le premier glas. En refusant d'appliquer le statut de 1947, on lui porta le coup final. Pour ne pas le voir, l'autruche métropolitaine se cacha la tête derrière le caillou des élections truquées de M. Naegelen. Elle feignit d'appeler représentants du peuple algérien les pires haridelles de la politique, discréditant toute réforme démocratique en promouvant comme député des indicateurs de police et des « marabouts-cognac », ce qui était encore plus offensant que le trucage des élections. Et pour éviter les invalidations, chaque partie recevait son lot de mal-élus.

J'entends, dans un de ses cours, cette réflexion désabusée de Pierre Rondot : « Il n'y a peut-être pas de définition possible d'une politique à l'égard des pays musulmans ». Probablement qu'au jour où éclata la rébellion plus aucune politique n'était possible à l'égard de l'Algérie. Dans une « lutte qui n'opposait plus, selon le mot de Camus, que des passions »(8), on ne pouvait faire prévaloir la raison. L'intégration ? Les musulmans pouvaient-ils y croire, quand elle était proposée par ceux-là même qui l'avait rendue impossible en paralysant toute assimilation progressive ? Sans doute y eut-il le grand élan du 13 mai. Était-il plus qu'un feu de paille quand, à la même minute, tant de petits faits (qu'on se reporte au Journal si honnête de Mouloud Ferraoun) le contredisaient ? L'intégration n'était réalisable qu'après une longue politique qui eut donné aux musulmans le sentiment que la France était pour eux une patrie et qui leur eut conféré un caractère de Français tout en préservant leur originalité. Or, une telle politique avait toujours été contrariée. Au surplus, le Général de Gaulle, au nom de qui on proclamait cette intégration, n'en était pas partisan, comme il en fit, semble-t-il, confidence à Pierre Pflimlin en la nuit tragique de leur première rencontre. Simplement, en la laissant croire possible, en bâtissant sur elle un changement de régime, en faisant naître chez les Français d'Algérie un fol espoir qui ne pouvait que se muer, au jour de l'abandon, en haine et en violence. Pour la première fois pourtant, ces Français d'Algérie avaient cru qu'on leur proposait autre chose que – je cite Camus - « Crevez, vous l'avez mérité » ou « Crevez-les, ils l'ont mérité » (9). On s'est leurré aussi du fol espoir que par un simple miracle les richesses du Sahara « arrangeraient tout ». Comme si elles pouvaient intervenir assez tôt pour provoquer à temps une hausse salvatrice des niveaux de vie ! On a tenté du fédéralisme, et je serais surpris que tel n'aie pas été le dessein du Général de Gaulle lors de sa prise de pouvoir. Là encore, il était trop tard, car le fédéralisme autant que l'intégration supposait une confiance qui n'existait plus. Tant que se maintenait avec l'Union Française puis la Communauté, une sorte de cadre fédéral, on pouvait (peut-être contre tout espoir) envisager cette solution. L'Union Française détruite, la Communauté volatilisée, la fédération de la France et de l'Algérie n'apparaissait plus qu'ultime subordination.

Même si les signes ne s'étaient pas prononcés dès la révolte des Aurès, une guerre implacable avait rendu impossible les solutions mêmes qu'elle prétendait atteindre. Huit années de violence, dont les victimes furent surtout innocentes ! Des populations que de part et d'autre on prétendait rallier par la violence – une violence alternée, voire conjuguée avec les plus nobles dévouements. L'officier SAS se dépensait avec ferveur pour son village à l'heure où, sans même parler de la villa Susini, dans le village voisin on appliquait l'électricité ou on utilisait la bouteille. Et pendant ce temps le FLN égorgeait, égorgeait... les bombes tuaient aveuglément femmes et enfants. Notre violence avait la circonstance atténuante de l'autre violence, mais elle détruisait notre dernière chance. Car appliquée au service du nationalisme, perpétrée par des coreligionnaires, les égorgements du FLN lui étaient plus facilement pardonnés que nos tortures à nous dont les masses sentaient confusément qu'elles contrariaient notre vocation (10).

De 1827 à 1962, de novembre 1954 à juillet 1962, s'est engendrée une situation dont nous voici les héritiers. Je n'ai pas retracé les grandes lignes de cette histoire par masochisme, mais parce qu'elle est une des données de l'avenir. Celui-ci se situe après quelques cent trente ans d'erreur.

X

XX

Et le 1er novembre 1954, les signes ont viré...

Nous nous sommes leurrés quand nous avons cru que les retiendrait la façade moderne que nous avions plaquée sur l'Algérie. Nous nous sommes leurrés quand nous avons cru que les retiendraient les aspirations occidentales des élites, l'enseignement répandu dans une partie de la population, le désir d'un mieux être que seuls nous pouvions apporter. L'équilibre entre ce que nous avions donné et l'obscur refus des populations était trop instable : « une chiquenaude suffisait à le détruire » (11). Le 1er novembre 1954 fut cette chiquenaude ; parce que demeurait, ancestrale, la méfiance, attisée d'esprit de revanche contre la rive franque de la Méditerranée (12) ; parce que ces peuples avaient dans leur sang, et nous en reparlerons, la Djihad. Ils l'avaient sourdement, inconsciemment, mais dans toute  âme musulmane gît, latent, selon l'expression d'un ministre égyptien, la « volonté d'une revanche des croisades » (13). Le musulman pouvait se résigner un temps à la domination de l'infidèle : il ne pouvait l'accepter, d'une impossibilité à la fois congénitale et juridique (14). Il pouvait s'y résigner quand elle était inéluctable et que des gens à l'extérieur avaient reçu le signe d'une mission à régenter momentanément une fraction de la terre d'Islam : mais il fallait que l'autorité de cette mission fût sans faille (15). Dès lors que la faille se produisait, les peuples de l'Algérie « ont utilisé instinctivement les seuls moyens que nous lui avions laissés : le verbe contre l'adhésion au fait, le maquis contre la guerre classique, l'affirmation incantatoire contre l'objectivité et, d'une façon générale, le signe contre la chose » (16). Mais de tels moyens ne laissaient place ni aux contrepoids de la raison, ni à aucune modération. Ils engendraient la violence, ils en enclenchaient la dialectique, au maquis répond la guerre révolutionnaire, à l'attentat l'interrogatoire. La haine est née.

La haine contre nous, puisque, souffrant aussi de la violence du FLN, la population n'a retenu que la nôtre. Une haine non tant contre les Français d'Algérie que contre la France métropolitaine : vis-à-vis de celle-ci, la haine s'est compliquée et avivée d'amour déçu. Là encore, le Journal de Mouloud Ferraoun est un témoignage. Nous étions quand même le symbole d'une justice, pour une part de son être composite le musulman se sentait notre fils. Doublement aveuglé de méfiance ancestrale et de dépit affectif, il ne s'est plus senti que haine, il est devenu solidaire même de ses bourreaux ALN. La gorge tranchée était pardonnée à la faveur d'une certaine pureté de l'Islam. La prohibition des cigarettes et de l'alcool, que nous imaginions ressentie comme une brimade, était au contraire exaltante. La destruction des écoles était absoute par nos viols et notre question.

Et ce pourrait être une donnée du problème algérien tel qu'il se pose aujourd'hui : la haine. Mais les sentiments ont une autre complexité. La haine subsiste, mais elle dialogue avec le vieil amour de la France enseigné par les instituteurs Kabyles, dans un pêle-mêle où Jean Valjean discute avec Montesquieu et Rameau avec le Lamartine de 1848. L'oppresseur est parti,  mais il laisse un vide. Son absence souhaitée et fêtée déconcerte. Elle blesse comme une amputation. La haine est trop tissée d'amour déçu pour qu'une fois assouvie elle ne laisse pas remonter un peu de cet amour. Ressembler aux Français a trop longtemps constitué l'idéal pour qu'il n'en reste pas aussi quelque trace. Ne simplifions pas pourtant, car la haine possède le confort d'un alibi. Elle autorise à plonger dans le sommeil oriental, à satisfaire cet obscur instinct de déchéance que nous portons tous en notre âme, les peuples comme les hommes. Haine, amour, dignité retrouvée, attrait du néant, en Algérie l'an I de l'indépendance se déroule dans la confusion des sentiments, au bout d'un coup d'éventail et de beaucoup d'erreurs et de mensonges.

 

  1. Charles-André Julien, L'Afrique du Nord en Marche p. 288

  2. Birot et Dresch, La Méditerranée et le Moyen-Orient I p,497

  3. P. Rondot, Les forces religieuses et le vie politique : l'Islam p, 179 et Malek Bennali, Vocation de l'Islam p, 99

  4. H. Luthy, Fin des Empires de l'Europe, Preuves novembre 1957 p, 31

  5. Germaine Tillon, Algérie 1957, p, 17

  6. A. Camus, Actuelles III, p, 193

  7. Pelaron, ancien Secrétaire Général de l'Algérie, dans un cours professé à l’École Nationale d'Administration où il relate la politique des « Délégations Financières »

  8. A. Camus, op. Cit. p. 163

  9. id., ibid p. 19

  10. E. Mannoni, Un jour de mai à Alger – Preuves n°89 p, 9

  11. Germaine Tillon, op. Cit. P, 54

  12. Berque, Les Arabes, p, 36

  13. Cité dans la Revue Militaire d'Information, mars 1956 p. 4

  14. William Marcais, Pérenne Islam, dans L'Afrique et l'Asie, n°39 p. 7

  15. P. Rondot, op. Cit. p. 243

  16. Berque, op. Cit. p. 80