Demain, l'Algérie...

Il n'y a pas d'Algérie

12/1962

La seconde donnée de l'affaire algérienne est qu'il n'y a pas d'Algérie.

Déjà le Khalife Omar, pour exprimer son hostilité à la conquête du Maghreb , répétait, jouant sur la racine frk, qui signifie division : « L'Ifrikiya, c'est la fractionnement (1) ». Pourtant le Maghreb présente une certaine unité géographique : les géographes arabes l'appellent « une île » - Djazirat al-Maghrib – tant son isolement l'originalise. Mais où, à l'intérieur du Maghreb situer des frontières naturelles ? Il est coupures successives de plaines et de montagnes. Ces coupures séparent bien moins l'Algérie du Maroc et de la Tunisie qu'elles ne brisent en tronçons cette Algérie elle-même. Du Nord au Sud, des plaines syncopées de chaînes parallèles s'étirent selon le littoral – du Tell aux plateaux, des plateaux au désert. Et les plaines aussi, les unes des autres séparées, alternent avec des massifs rocheux au long du rivage. L'Algérie géographique est toute discontinuité. Pays compartimenté, pays intermédiaire dont le relief a « accentué la distorsion » (2). Les liaisons fluviales et maritimes n'atténuent pas ce cloisonnement. L'Algérie n'a jamais eu d'autres frontières que celles de la conquête française : elle n'a jamais eu d'autres structures que celles de la colonisation.

D'autres peuples aussi n'ont pas de frontières : ainsi la Pologne. Et telle est sa malédiction historique. Mais la Pologne bénéficie d'une cohésion ethnique, linguistique, religieuse, culturelle et elle lui a dû de survivre. L'Algérie n'a pas plus d'unité ethnique que de forme géographique. Sans qu'aucune de ses composantes soit assez homogène pour constituer une nation, malgré un millénaire brassage, sa population est divisée. Les blocs berbères des montagnes s'opposent à la plaine arabe ou arabisée. Opposition profonde : « Pour l'Arabe, le Berbère a un caillou dans le crâne et l'Arabe, pour le Berbère, un tambour » (3). Cette opposition, les huit ans de guerre ont pu la voiler. Elle reparaîtra, elle reparaît déjà, plus accentuée que jamais. C'est une loi que nous retrouverons souvent : quand éclate le vernis colonial, les vieilles sociologies remontent par toutes les fentes, plus vivaces qu'on ne le soupçonnait. Et la coupure sociologique entre le Berbère et l'Arabe est profonde. Elle est aussi rancœur coloniale : Nous savons que la conquête arabe, qui refoula le Berbère vers des crêtes infertiles, fut cruelle. Hostilité plus ancienne encore : celle de Caïn le laboureur contre le nomade Abel – la plus ancienne querelle de l'Humanité. Mythe expressif : le kabyle est l'homme de l'arbre jusqu'aux confins d'une latrie obscure ; il est le jardinier qui porte à Dieu les fruits de la terre. L'Arabe est le migrant derrière son troupeau. Même sa maison des villes évoque le campement ancestral. Devant Allah, Caïn et Abel se jalousent toujours.

Sans doute apparaissent-ils réconciliés dans l'unicité de l'Islam. Certains contestent cette réconciliation, soulignant qu'un courant animiste parcoure la Kabylie. Ils en déduisent que le Berbère est moins bon musulman que l'Arabe. Est-ce vrai ? Nous situerons ailleurs l'opposition. Le Berbère recourt à un Islam plus austère, « pour qui toute civilisation matérielle, tout bien-être est une offense personnelle, plutôt qu'un exemple à suivre » (4). La Kabylie a obéi avec ferveur aux consignes ascétiques du FLN.

Et c'est une cause de distorsion, une source d'inquiétude. Refoulées mais pénétrées, les sociétés berbères ont toujours été partagées entre « l'adhésion à autrui et la fidélité nostalgique à soi-même. » (5) Mais surtout le sang berbère pénètre toute l'Algérie ; il pénètre la plaine arabe (6). La psychologie algérienne est d'abord une psychologie berbère, avec ses réflexes farouches d'indépendance et l'hostilité à tout pouvoir central. Très organisée à l'échelon du clan, la société berbère, et par elle la société algérienne, limitent leur organisation à la micro-démocratie du village. Au dessus du clan, tout pouvoir politique est instable : « discipline dans le clan, dans le village ; indiscipline au-delà. » (7).

L'Algérie doit à sa composition ethnique beaucoup de ses ferments anarchiques. Elle les doit aussi à l'âge de ses populations. « La progression démographique, encourageante et accablante à la fois, a modifié complètement la figure, l'être même du peuple algérien (8) ». Avec sa fièvre, sa ferveur, son indiscipline naturelle, déferle une vague de jeunesse. Elle submerge les hommes d'âge mur. Elle crée ainsi une nouvelle division. Des oppositions naissent, outrancières. Malheur à cette cité dont le Prince est presque un enfant !

Géographiquement discontinue, ethniquement disparate, l'Algérie ne pouvait avoir d'Histoire. Son nom même est un nom français. « Si l'on met à part les quelques quarante années de la première occupation musulmane (700-740 environ) et les quelques quatre vingt ans de la domination almohade (1153-1235 environ), le territoire que nous appelons Algérie a toujours été soumis à plusieurs dominations politiques à la fois » (9). Les Turcs n'ont établi en Algérie « qu'un gouvernement de type colonial » et c'est pourquoi l’Algérie éprouve tant de mal à devenir une nation. Elle a pu se révolter contre la France, mais sa révolte était négative. Pour être une vraie nation, une tradition historique lui manque, comme lui fait défaut la classe qui pourrait entretenir un sentiment réellement national : une bourgeoisie. Elle n'a pas, elle n'a jamais eu la tradition historique de l'Empire Chérifien ou de la Régence de Tunis. Elle ne possède pas les robustes bourgeoisies de Kairouan ou de Fez. Sans doute avec la domination française et l'enseignement moderne, une nouvelle bourgeoisie a commencé de naître. Malheureusement, et ce fut un crime de la répression, elle a été décimée. Son influence a été submergée par le pouvoir du maquis. D'un Abderammane Fares on n'a fait qu'un député. Au surplus cette bourgeoisie n'est nationaliste que de fraîche date. Jusqu'en 1930 et même après, elle a misé sur l'assimilation. Qui ne connaît l'apostrophe fameuse de Ferbat Abbas dans son premier Manifeste : « J'ai interrogé les cimetières...Je n'ai pas trouvé de nation algérienne ».

Mais cette européanisation bourgeoise n'a pas tenu devant le premier souffle de la révolte de 1945, et elle ne pouvait pas tenir. L’européanisation ne fut en Algérie qu'un phénomène individuel. La rencontre de l'Europe, avant de provoquer l'affrontement, ne fut que coexistence ignorante, mais une coexistence en réalité destructrice. Les campagnes sont demeurées inchangées dans leur léthargie. Les villes se sont développées, creusets où l'Orient et l'Europe se mêlaient, en principe du moins. Creuset ? Non, rencontre génératrice de traumatisme. Le paysan s'est précipité vers la ville. Il a sombré dans un monde totalement étranger. Il y est devenu une population marginale. Le rythme de la vie contrariait sa routine rurale. Il a dû satisfaire aux mystérieuses obligations administratives du monde moderne, un étrange dédale dont il se sentait surtout rejeté. En marge encore de la ville il s'est établi dans le disparate des bidonvilles. Il est devenu le sous-prolétariat des demi-chômeurs. Et il est arrivé toujours plus nombreux. Des bourgades ont cru en cités, et toujours s'est augmentée la plèbe nostalgique et misérable, vouée à « cette forme nouvelle de la mendicité » : la quête, presque sans espoir, d'un travail (10).

De la civilisation romaine l'Algérie n'a rien gardé que le squelette de villes mortes. Restera-t-il beaucoup plus de la civilisation française ? La rencontre de l'Europe s'est faite sur bien des plans. L'Algérie est venue au devant d'elle dans nos faubourgs, il y est venu par centaines de mille. L'Europe s'est implantée par des villes aux populations plus nombreuses que Strasbourg. Mais à cette rencontre les musulmans ont surtout opposé une résistance ambiguë et selon le comportement des peuples toujours envahis, ils ont oscillé entre « l'adhésion à autrui et la fidélité à soi-même », pour s'enfermer enfin dans une stagnation boudeuse. Le trouble économique est venu ajouter sa perturbation : « l'ancienne économie du pays était de pure subsistance : les rendements exportables n'apparaissaient aux yeux des cultivateurs que comme de simples accidents heureux, largement compensés par de cruelles disettes qui tournaient parfois à la famine. L'idéal du cultivateur consistait non pas à produire au maximum pour vendre, mais à produire assez pour mettre quelques vivres de côté en prévisions des mauvaises années. Les Européens, enivrés par leur expansion économique du XIXème siècle, ont apporté au Maghreb des idées de mise en valeur et de rendement diamétralement opposées à celles de la société indigène. Du conflit entre ces deux conceptions pouvait difficilement sortir une harmonie. » (11). Une économie californienne s'est bâtie, sans grand souci des indigènes, sur ce plan aussi marginaux...marginaux mais appauvris, car la coexistence côte à côte de deux systèmes aussi antinomiques ne pouvait qu'accroître la misère du plus pauvre.

Les Musulmans ont subi ce choc sans avoir atteint le niveau de vie et de culture – le niveau d'auto-protection, pour employer le mot de Germaine Tillion – (12) qui leur eût permis de le surmonter. De même que les techniques agricoles européennes leur sont demeurées inaccessibles, les fondements de notre civilisation  leur sont restés étrangers. Ils ont rabâché sur le christianisme des lieux communs millénaires. Que pouvaient-ils d'ailleurs savoir de cette Europe qu'ils croisaient dans la rue, mais sans aucun contact en profondeur. Ils ont additionné complexes de supériorité et complexes d'infériorité. Ils se sont campés d'autant plus ferme dans l'orgueil des traditions ancestrales que devant le déploiement de la puissance européenne ils perdaient confiance en eux-mêmes. Un vertige les a pris. L'ethnologue Claude Levi Strauss dit quelque part dans Tristes Tropiques que le vertige saisit toujours le musulman au contact du non-musulman. Le juriste B. Le Tourneau emploie ce même mot de vertige (13). Parfois les Maghrébins se sont jetés avec passion sur les idées européennes, mais au même moment les retenait le sentiment d'être seuls à détenir la vérité.

Une sorte de pessimisme explosif, un négativisme exalté en ont résulté, dont témoignent tous les jeunes romanciers algériens. (14)

Leur littérature accuse la colonisation d'un mal, - cette angoisse -, qu'elle décrit non sans talent. Mais quels qu'aient été les insuffisances, les torts et les méfaits de la colonisation, une telle accusation est un alibi. L'angoisse est née d'une rencontre du monde moderne qui ne pouvait pas ne pas se produire. La contagion s'en répand à travers notre planète. Aucune civilisation ne peut demeurer isolée, aucune économie ne peut rester enfermée. Le choc, partout ressenti, fut encore plus violent au Maghreb qu'en Afrique noire et qu'en Asie ? Depuis le XIIIème siècle l'Islam maghrébin s'était maintenu plus étroitement isolé de l'Europe que les autres civilisations. Ce n'est pas un moyen-âge, cet Islam qui a rencontré le monde moderne : c'est Abraham en route vers Chanaan.

Terre sans structure et sans frontières, terre sans histoire, terre ethnologiquement disparate, terre sans tradition nationale, peuple moralement émietté par la rencontre de l'Europe, telle cette Algérie à qui l'Histoire un jour de juin a conféré la responsabilité d'être une nation et un État.

Car c'est une des données de l'affaire algérienne, telle qu'elle se pose encore à nous : il n'y a pas d'Algérie.

 

      1. Cité par Pierre Bourdieu, Sociologie de l'Algérie, p. 7

      2. R. Le Tourneau, Évolution politique de l'Afrique Musulmane, p. 301

      3. Élie Faure, D'autres terre en vue, p. 76

      4. Jean Servier, Les Grandes Lignes de l'Histoire de l'Algérie, Revue Militaire d'Information, Numéro spécial sur l'Algérie, p. 15

      5. Berque, cité par Pierre Bourdieu, op. cit. p. 16

      6. R. Le Tourneau, op. Cit. p. 16

      7. Henri Dupriez, L'Anarchie Berbère sera-t-elle disciplinée par le Communisme ?, RMI numéro sur l'Algérie, p. 369

      8. Berque, Les Arabes, p. 54

      9. Le Tourneau, op. Cit. p. 302

      10. id, ibid p. 25

      11. id, ibid. p. 31

      12. Germaine Tillion, Algérie 1957, p. 67

      13. Le Tourneau, op. Cit. p. 308

      14. Berque, Cours au Collège de France, 1956-1957