Demain, l'Algérie...

Introduction

Terminée, la guerre d'Algérie. Une page est tournée au livre de ce drame national. Les Français s'efforcent de ne plus y penser. Les laisse indifférents l'exode de leurs compatriotes, après une convulsion abominable mais explicable dont on accuse la seule OAS pour dissimuler qu'il était le sursaut d'un peuple frappé dans son existence. Les laisse indifférents même leurs morts. Pour ces morts, au soir des accords d'Evian et du transfert de la souveraineté aucune parole. Ne seraient-ils vraiment, les jeune hommes, que « la menue monnaie des princes » ? Les morts, tous ces morts à qui on avait répété pendant huit ans qu'ils mouraient pour la France ou pour la Civilisation. Les portes de Notre-Dame, celles de Saint-Louis des Invalides ne se sont ouvertes pour aucun Requiem national. Ceux qui les pleuraient n'ont eu le droit de le faire que dans le secret de leur maison. On parle beaucoup de grandeur : un peuple est-il grand, qui n'honore même pas ses morts ?

Bouchons-nous les oreilles comme les autres. Tous ces jeunes morts nous parleront quand même. Car si la guerre d'Algérie est finie, l'affaire d'Algérie continue. En un certain sens, elle commence. Le papier signé sur  le bord d'un lac, et déjà violé à peine écrit, ne pouvait régler une situation sociologique parmi les plus complexes de l'Histoire. Reste à connaître le destin de cette terre marquée du sceau de notre génie et de notre capacité d'erreur. Demain, un prolongement de l’Égypte ? Demain, un satellite de l'URSS ? Demain le partenaire du monde libre dans l'harmonie, enfin trouvée, de ses populations ? L'affaire d'Algérie continue : elle continuera jusqu'à ce que soit répondu à cette triple question.

En attendant (signe que l'affaire d'Algérie n'est pas finie) la France dépense chaque jours un milliard d'anciens francs pour ce pays : le coût véritable est encore plus cher. La considération n'est pas sordide et nous avons le droit de demander que ce ne soit pas en vain. Presque 7% de notre budget : une singulière ponction sur nos possibilités de développement, une hypothèque sur le relèvement des niveaux de vie. Pour résoudre enfin la question d'Algérie, ce n'est certainement pas trop cher. Ce l'est beaucoup trop pour que ce pays s 'enlise dans le chaos ou se monte en succursale de l'URSS. Si on peut se faire des amis avec les ennemis d'hier, la fameuse versatilité maghrébine le permettant, si, surtout, les contradictions en quoi réside la question d'Algérie se peuvent concilier, alors poursuivons cet effort. Si nous alimentons une menace ou si nos sacrifices doivent être stériles, alors cessons aujourd'hui même. Notre partenaire a trop remis en cause les Accords d'Evian pour qu'ils nous lient. Nous n'y sommes tenus que s'ils les respectent. Le choix nous appartient encore.

Qu'on ne se méprenne pas sur mon dessein. Je ne veux ouvrir aucun procès. Dans cette douloureuse aventure, nous ne nous en sommes que trop intentés les uns aux autres. Si je reviens en arrière, et le moins que je pourrai, ce n'est pas pour en intenter, mais pour essayer de discerner les lignes de l'avenir. Et la situation présente, je la prendrai comme une donnée irréversible, sans chercher plus...

Au seuil de ces pages j'ai mis le nom d'un jeune mort d'Algérie. Je l'invoque aujourd'hui comme un intercesseur pour qu'aucune passion ne m'entraîne. Nous sommes quelques-uns à avoir trop souffert de sa mort.

 

13.12.1962