Impasse en Algérie ?

I – Pour une sociologie de l'Algérie

Ni géographie ni histoire

Ouvrons ce dossier de l'Algérie, le vrai, celui de la terre algérienne et de ses hommes. Un mot en résumera toutes les pages : celui de complexité. Des Algériens se succèdent en profondeur depuis le Tell surpeuplé (mais si différent de l'Oranie au Constantinois), par les mornes des Hauts Plateaux gris d'alfa, vers le Sahel ponctué d'oasis. La discontinuité géographique a engendré une histoire obscure et discontinue. L'Algérie, comme telle, date de notre conquête. La Régence d'Alger n'était qu'un mythe juridique sur des féodalités en mutuelle dissidence. Elle était si décadente qu'après avoir abrité 100 000 habitants au XVIIIe siècle Alger n'en possédait plus que 30 000 quand nous y entrâmes.

Déjà, ce simple coup d’œil sur les vraies données comporte des enseignements. La difficulté de trouver des « interlocuteurs valables » - difficulté rabâchée mais réelle – ne vient-elle pas de cette « nouveauté » de l'Algérie ? Nul n'émerge dans une pareille anarchie où les bandes luttent contre les bandes. Nul n'est sûr d'être obéi, et même pas ce F.L.N.. qui doit presque autant sa prééminence à l'opinion publique métropolitaine qu'à son influence locale. Mais à l'inverse, qu'on ne conclue pas de l’inexistence d'une nationalité algérienne historique à l'inexistence du sentiment national algérien. Ce serait oublier que les nationalistes exotiques, nous l'avons expliqué ici même, ne reposent pas sur des nationalités. La nationalité algérienne n'existe pas, et nous y reviendrons. J'ajouterai qu'elle n'existera pas si jamais se trouvait octroyée à l'Algérie une indépendance qui la vouerait, le vernis colonial éclaté, à son ancestrale anarchie. On verrait resurgir cette anarchie maghrébine dont voici deux mille ans Salluste a tracé l'image la plus actuelle. Mais j'anticipe.

 

La revanche de Caïn

L'ethnologie reflète elle aussi la complexité géographique. L'Algérie a toujours été terre de colonisation donc de mélange et de cohabitation. Complexité des deux blocs hétérogènes, et aujourd'hui hostiles, des Musulmans et des Européens. Mais parmi les Musulmans que de diversité encore ! Ils ne comportent pas moins de six groupes, avec, plus frappante, l'opposition entre Kabyles et Arabes. Les Kabyles, accrochés à leurs montagnes depuis que les Arabes les y ont refoulés : leurs villages, comme une croûte de tuiles, sur chaque crête, sur chaque mamelon, et au long des pentes, plus refoulés qu'eux par les conquérants, des arbres. Dans la plaine, l'Arabe sédentarisé maintient, grâce à cet extraordinaire conservatoire d'une civilisation que fut l'Islam, ses traditions nomades. Même son palais des villes, comme la tente ancestrale, est meublé de quelques divans et de quelques coffres. Entre Kabyles et Arabes, la plus vieille querelle du monde : celle de Caïn l'agriculteur et celle d'Abel gardien de troupeaux. Après six mille ans, Abel et Caïn ne se sont pas réconciliés.

Cette querelle n'est pas une illustration pour le musée archéologique. On la sent sous toutes les étapes de la rébellion. Huit sur dix des bandes adverses sont encadrées par des Kabyles. L'Arabe y est à son tour colonisé dans une revanche millénaire. Ce n'est pas la moindre cause de sûreté et de solidité de la rébellion algérienne. Aussi doit-on accueillir avec une certaine prudence ceux qui nous propose pour venir à bout des fellagha « une politique berbère », même si le berbérisme  est sous-jacent à tout ce trouble. D'ailleurs, la politique berbère ne l'avons-nous pas trouvée à chacune des marches descendantes de notre politique marocaine, depuis les dahirs de 1930 ? Nous ne sommes peut-être pas aptes à capter des forces sociologiques aussi obscures. Pourtant, si l'encadrement local est kabyle, les états-majors F.L.N. sont mus par des forces d'origine arabe, et qui plus est d'origine senoussie ou wanabite, traditionnels exterminateurs des berbères. Ils sont profonds, les mouvements déchaînés par la décolonisation forcenée de l'Algérie.

 

Du désespoir au communisme

Sur ce tuf ethnique bigarré, l'occupation française a apporté de nouvelles contraintes : et d'abord la francisation. Notre civilisation a pénétré ces masses, mais à doses variables. Elle n'existe pas pour le chamelier des Hauts Plateaux ou pour l'enfant des oasis juché à la cime des palmier dont il accouple les fleurs. Elle est presque tout pour ce notaire ou ce pharmacien : entre eux, toutes les nuances d'un métissage intellectuel et spirituel. Facteur de déséquilibre, ce métissage, surtout quand il se combine avec la terrible jeunesse de la population. 52% des Algériens ont moins de vingt ans. Malheur à la ville dont le prince est un enfant ! Que de ferveur et que de fièvre, dans cette jeunesse que ses aînés n'encadrent plus ! Ils sont si lointains, ces aînés. Leur âme est contemporaine d'Abraham, mais l'âme de leur fils est notre contemporaine. Le Patriarche n'aurait pas mené au bûcher un Isaac du XXe siècle. Des millénaires séparent les générations et tout Musulmans est un orphelin. « Métis », « orphelin », que de troubles et de déséquilibres dans ces deux mots ! Que de désespoir aussi ! Un désespoir que reflète la littérature maghrébine d’expression française : Driss Charaibi, Mouloud Ferraoun, Mohammed Dib, tous les autres... Et cela aussi c'est une donnée du problème algérien.

Et l'Islam, comme un filon fulgurant dans cette lave déjà bouillonnante. L'Islam, avec le totalitarisme d'une religion qui confond le temporel et le spirituel. L'Islam avec son orgueil de religion dernière née du Livre, mais aussi son inadaptation tragique du système économique et social d'avant notre ère. Surtout, hélas ! un Islam qui apostasie. C'est grave : l'Islam perd la foi et se mue en ferment politique. Et vers qui iront-ils, ces jeunes en qui Dieu est mort ? Vers le Rationalisme ? Ils trouveront fade une religion qui, distinguant le spirituel et le temporel, ne répond pas à leur goût, ancestral lui-aussi, de domination terrestre. Non, ils se tourneront vers la grande confusion moderne du temporel et du spirituel (oui, confusion par confiscation du spirituel par le temporel), le communisme. Le processus même qui les a menés vers la perte de la foi les y incline. Ils sont venus dans nos écoles, et leur Dieu n'a pas résisté à cette épreuve : parce que, dans l'Islam, Dieu n'est pas seulement la cause première de l'Univers ; il est aussi la cause immédiate et directe de tout événement. Si, en période de Ramadan, on constate chaque soir la chute du soleil ce n'est pas mépris de l'agenda, mais parce qu'Allah pourrait toujours faire que le soleil ne se couchât pas. Si, en approchant une torche d'un bidon d'essence, on a explosion, ce n'est pas un phénomène obligé, mais la volonté immédiate d'Allah. Et voilà ce Dieu à l'épreuve de nos écoles, confronté avec des lois scientifiques vérifiables, démontrables et démontrées. Les causes engendrent d'elles-mêmes des effets, la loi du monde lève le soleil tous les jours. Cette révélation tue l'idée de Dieu. Il disparaît, anéanti par la science, c'est-à-dire par les lois de la matière, alors, dans ces âmes, la matière prend valeur d'absolu. Elle se substitue à l'Islam. On garde celui-ci comme une façade, parce qu'il est protestation contre la colonisation et, en temps normal, la seule permise à l'Algérien. Mais dans l'âme monte le matérialisme, et, comme on est jeune, sous sa forme la plus absolue et la plus fiévreuse : le communisme. Les efforts des oulémas réformistes, âmes nobles attachées à sauver l'Islam et à l'adapter, n'y peuvent pas grand-chose. On doit respecter ces oulémas, même s'ils sont très hostiles, car leur tentative était digne. Malheureusement leur réforme, par son puritanisme répond mal à l'appel d'âmes plus avides de ferveur que de pureté doctrinale. Et puis, eux aussi n'ont pas compris la sociologie algérienne (un autochtone souvent ne connait pas son pays). Ils ont mis l'accent sur le juridisme malékite des villes sans voir que le vieux chiisme animiste des confréries, leur cible, était un besoin pour une population où coule le sang berbère.

 

 La bigarrure européenne

N'est-elle pas complexe aussi, la population européenne ? Disons, pour être exact, la population indigène d'origine européenne. Car, après cinq ou six générations, elle est vraiment indigène. Elle a marqué cette terre : son terroir plutôt. La Mitidja, avec ses villages à clochers pointus, évoque la plaine alsacienne. Et si la  Mitidja comme la plaine bônoise sont des Chanaans, c'est qu'un colon est mort à chaque mètre carré.

Mais complexe : au noyau alsacien (déjà comme tel frondeur) de 1871, s'est ajouté tout un apport espagnol ou maltais. Puis le pays a marqué les hommes, au point qu'il est parfois difficile de distinguer un chrétien d'un musulman. Le soleil d'Afrique sur les soleils méditerranéens, voici des foules nerveuses, sensibles, impressionnables, avec un vieux goût latin pour les régimes autoritaires. Les ligues ont trouvé avant guerre un terrain propice en Afrique du Nord. La formation politique est d'autant plus déficiente que l'on est pauvre : le niveau de vie atteint seulement les deux tiers de celui de la métropole.

Ils sont 1 085 000 d'après le dernier recensement. 25 000 seulement sont des colons, et 18 000 n'exploitent que de minuscules terrains. Encore une donnée à ne pas oublier.

 

Ils ne font rien comme nous

Et voilà ces deux populations côte à côte, l'européenne et la maghrébine. Elles s'ignorent. Seuls les colons ont quelques contacts avec leurs ouvriers agricoles. Les autres vivent cloisonnés. Sur ce plan des mœurs, tout sépare les Européens des Musulmans : la langue, les coutumes et, ce qui est plus grave, la morale. Le préjugé est roi. J'entendais l'autre jour un rappelé, écho fidèle du village européen d'Algérie où il avait séjourné : « Que voulez-vous faire avec les musulmans, disait-il. Ils n'ont idée de rien. Ils ne font rien comme nous. » Ce garçon ne savait pas répéter Hérodote, qui reprochait aux Égyptiens de son temps de ne rien faire comme les Grecs. : « Ils sont circoncis ; ils urinent accroupis » écrivait-il. Ces caractères sont aussi ceux des Musulmans, remarquons-le. Choqué par les mœurs, l'historien grec méprisait les Égyptiens de son temps, malgré leur mythologie et leur cosmogonie (le mythe d'Osiris, c'est autre chose que les copulations de Zeus). Combien de Français d'Algérie connaissent les vraies valeurs de l'Islam ?

 

Colonisabilité algérienne

« Complexité », ai-je résumé d'un mot les données humaines de la question algérienne : « misère » en résumera les données économiques. Oui, jusqu'à ce jour, misère de ce que nous appelons avec pudeur les « pays sous-développés », c'est-à-dire, en langage clair, les pays de la faim. Le niveau de vie est le cinquième du nôtre, avec des famines périodiques. La propriété est morcelée à l’extrême. Les fellahs grattent à l'araire des lopins de onze hectares en moyenne, dont ils doivent reverser les quatre cinquièmes du fruit (d'où leur nom de Khamès, qui veut dire cinq) au propriétaire musulman. Le cheptel est important. Hélas ! le déciment tous les cinq ans les disettes.

Mais qui se soucie de l'Agriculture ? L'Algérie est un pays sous-développé, c'est-à-dire qu'elle se drogue d'industrialisation. Ce mot fait rêver. On parle le soir dans les douars d'usines énormes, et on sait qu'un jour un pays sous-développé, l'U.R.S.S., est parvenu à construire de ces usines énormes… Peut-être le Sahara permettra-t-il cette industrie ? Aujourd'hui l'Algérie manque d'énergie (elle produit à peine le sixième de ses besoins) et de main-d’œuvre qualifiée malgré la masse de ses chômeurs (en 1954, 400 000 chômeurs totaux et 400 000 sous-employés, mais, pour la plupart, manœuvres analphabètes, pratiquement irrécupérables). Quant aux capitaux, depuis dix ans ils se sont dirigés vers le Maroc. C'est-à-dire, encore une fois, que l’Algérie est un pays sous-développé. Elle en a la psychologie. Pour employer le langage d'un de ses enfants, M. Malek Bennabi, elle est en plein colonisabilité. Par-delà l'économie, voilà encore une donnée sociologique du problème algérien.

Cette colonisabilité est accrue par une de ses propres conséquences : une natalité désordonnée, la plus forte du monde. L'Algérie famélique aura encore doublé sa population dans dix ans...