Impasse en Algérie ?

II – Le verrou fermé

Telles sont les données sociologiques du problème à résoudre, un mal qu'on n'exorcisera pas à prononcer des néologismes magiques : assimilation, intégration, autonomie, fédéralisme, indépendance. Et ces plans qui un peu partout surgissent, la définition gouvernementale du 9 janvier, les positions du F.L.N.. ou du M.N.A.? C'est par rapport aux données sociologiques qu'on peut juger de leur valeur et non pas d'après sa propre inclination sentimentale ou la plus ou moins grande faculté qu'ils offrent à tracer de beaux tableaux à accolades tels qu'on en raffole aux bords de l'oued Seine. Hélas ! on en juge surtout pour des raisons de politique intérieure...

J'y pensais tandis que le 9 janvier le président du Conseil prononçait sa déclaration. Pour la solenniser, on avait eu recours à toutes les liturgies républicaines : batteries de microphones, huissiers à chaînes, attachés de cabinets préposés aux fuites, ministre résidant pour flanquer la droite, secrétaire d’État pour flanquer la gauche, éclair des flashes et ballet excentrique des photographes, lambris dorés, vestons noirs et pantalons rayés, rien n'y manquait. Mais cette longue prosopopée débitée honnêtement par un président du Conseil honnête, que signifiait-elle pour l'Algérie ? Contenait-elle, noyée dans un verbiage, un programme valable pour ce pays ?

 

Les illusions de l'indépendance

Aussi valable certes que le programme du F.L.N., obstinément cantonné dans le mot d'indépendance. Car ce mot d'indépendance, serait-il admissible pour nous, ne requerrait-il pas des Français d'Algérie la plus tragique des options, serait quand même inadapté à la sociologie algérienne. Et justement, d'abord, il ne tient pas compte des Européens d'Algérie. Quand, du F.L.N., on le reprend à la légère dans notre presse, on risque pour arrêter une guérilla de provoquer un massacre. Ces populations européennes ont le sang chaud. Le désespoir les jetterait sur les Musulmans en un déchaînement sauvage. Ce jour-là le problème algérien serait insoluble à jamais. Il n'y aurait plus d'issue que dans je ne sais quelle Afrique du Sud transposée au nord, ou, si ces Européens deviennent victimes du massacre par eux déclenché, dans je ne sais quelle « égyptianisation » du Maghreb. A Dieu ne plaise !

L’inadaptation sociologique de l'Algérie à l'indépendance réclamée est plus profonde. Elle tient à cette colonisabilité post-almohadienne dénoncée par M. Malek Bennabi dans Vocation de l'Islam, et qui selon lui engendre la colonisation. Celle-ci n'est qu'une conséquence – une conséquence fatale. A notre décolonisation succèderait fatalement une colonisation de remplacement. Laquelle ? Plusieurs sont à pied d’œuvre. La colonisation américaine ? Ou plutôt la colonisation russe ? L'U.R.S.S., à peine un pied au  Moyen-Orient, voit déjà plus loin. Le traité de fourniture d'armes par la Tchécoslovaquie à l’Égypte date  du 26 septembre 1955, mais dès le 10 janvier 1956, c'est l'envoi d'une ambassade pléthorique et spécialisée chez sa Majesté Senoussie à la porte même du Maghreb (à la porte de l'Afrique noire aussi). De nulle part nous ne partirons sans que nous ne soyons vite remplacés. Le Parti communiste le sait bien qui désormais colle aux fellagha, dût-il parfois en être reçu à coups de fusil. De plus en plus la tactique du « Front National » est mise au point. Sous le couvert des accidents de la rébellion, les communistes « noyautent ».

Or nous avons que l'Islam dégradé d'Algérie est perméable au communisme, que dis-je ! par sa dégradation même, il y vire. Mais surtout l'U.R.S.S. exerce cet attrait d'être encore plus directement que les États-Unis un colonisateur de remplacement. Tibor Mende expose dans ses livres le peu de séduction exercée par les slogans de la liberté sur les peuples sous-développés. Son analyse est incomplète. Non seulement la liberté n'attire pas, mais le despotisme est séduction. M. Mannoni, qui n'est pas suspect, l'a écrit dans sa Psychologie de la colonisation : mu par son « complexe de dépendance », le colonisé émancipé appelle une colonisation. Ainsi M. Mannoni rejoint-il Malek Bennabi. Un sociologue marxiste, M. Levi-Strauss, écrit dans Tristes Tropiques que ce besoin de soumission né de la colonisabilité a « quelque chose d'érotique » tant il est violent. L'U.R.S.S. a de quoi fasciner l'immense marge des peuples sous-développés, parmi lesquels l'Algérie.

La voie serait d'autant plus facile en Algérie que déjà la guérilla y réveille les forces mal endormies de l'anarchie maghrébine. Les sociologies des siècles obscurs remontent en surface. Quel bel État satellite en puissance, ce chaos ! Quelle belle frange d’États satellites jusqu'à l'Atlantique !

 

9 janvier : objectifs lointains acceptables

 Les positions du gouvernement Guy Mollet, telles qu'elles résultent de la déclaration du 9 janvier, sont-elles plus conformes à la sociologie maghrébine ? Quant aux objectifs lointains certainement : à très grandes lignes, M. Guy Mollet a esquissé une Algérie de structure fédérale, mais douée d'institutions proprement algériennes sur le plan exécutif comme sur le plan législatif. En parlant des structures fédérales internes de l'Algérie (sans d'ailleurs prononcer le mot), M . Guy Mollet aurait pu se pencher vers son acolyte, M. Champeix, auteur d'un plan (aussi confidentiel que largement diffusé) qui coupait l'Algérie en trois tranches sans liens entre elles. Ainsi tenait-on compte des divisions algériennes, encore que de façon arbitraire, mais non de la réalité, elle aussi algérienne, d'un solidarité créée par nous et cimentée en ciment dur par les deux ans de la rébellion. En indiquant la nécessité d'un législatif et d'un exécutif algériens, M. Mollet répondait au fait que l'Algérie a pris conscience d'elle-même (je serai tenté d'écrire : jusque dans ses populations européennes). Je n'insisterai pas sur le législatif, nécessaire, mais qui réservera des déboires. L'adaptation des nécessités modernes et du Coran, qui serait sans doute sa tâche, sera difficilement menée à bien dans un pays où, si on excepte quelques petites équipes, dont celle groupée autour de son Secrétariat Social, on s'est plus livré dans toutes les communautés au verbalisme du Café du Commerce ou du café maure qu'à un effort de réflexion politique. En ce pays sous-développé, surtout s'il est musulman, l'exécutif a plus d'importance. L'autorité compte plus que la représentation. Le pouvoir ne peut venir que d'en haut. Il appartient à celui qui, par son habilité tant à l'obtenir qu'à le conserver, fait preuve de sa baraka. Mais en terre d'Islam un exécutif peut-il être collégial ? Juridiquement le Coran ne l'interdit pas (du moins l'ont affirmé en une consultation célèbre les oulémas du Maroc), mais ce n'est pas dans les mœurs. Le Conseil du Trône chérifien ne pouvait subsister plus de quelques jours : il ne répondait pas assez aux mœurs pour être durable. L’Homme doué de la baraka peut-il être trouvé en Algérie ?

 

Une inquiétante méthode

Mais, à côté de ces perspectives lointaines et floues, le président Guy Mollet indiquait une méthode pour y parvenir. Cette méthode, il l'a reprise dans sa déclaration gouvernementale : des élections libres dans les trois mois après le retour au calme. L'indication de la méthode avait plus d'importance que les perspectives d'avenir, puisque cet avenir ne peut être vraiment déterminé qu'une fois la méthode appliquée, c'est-à-dire en confrontation et, après les précisions apportées le 9 janvier, en négociation avec les élus. On peut dire qu'en indiquant des perspectives d'avenir le président Mollet entendait avant tout écarter toute éventualité de reprise du régime antérieur, reprise qui serait bien la plus irréaliste des solutions.

En fin de compte, retour au calme, élections libres du collège unique, négociations dans les trois mois avec les élus. On peut déjà critiquer ce schéma. Trois mois, c'est bien court. Évidemment, lors de sa déclaration ministérielle , le président Mollet, sur le point de pratiquer la politique inverse à celle qu'il avait promise, dans sa campagne électorale, était encore tenu par ses promesses. D'autre part, on peut critiquer le principe même du recours au scrutin. Quelle sera la liberté des élections, trois mois après le retour au calme ? Ne trouvera-t-on pas de petits cercueils dans les boites à lettre ? Les fellaghas, faisant figure de héros, ne récolteront-ils pas tous les suffrages ?

C'est grave, car autant on peut négocier dans un certain rapport de force et obtenir des garanties aussi bien pour la France que pour les Français d'Algérie et les Musulmans fidèles, autant on risque d'être désarmé devant un interlocuteur bénéficiaire d'un scrutin populaire. Surtout, encore une fois, le scrutin sera-t-il libre ? M. Mollet a admis des observateurs neutres. Ceux-ci pèseront déjà, par leur présence même, dans la consultation. Aux yeux des masses, ils symboliseront notre défaite. Et puis c'est oublier aussi qu'il n'y a jamais eu d'élections libres en terre d'Islam. Sauf une fois, en Jordanie : mais une émeute populaire a suffi à faire virer de bord dans les trois semaines les élus ainsi désignés.

Vraiment toute cette affaire d'élections libres est mal pensée.

 

Une curieuse procédure

Mais, cette aventureuse solution dans les semaines qui suivent le 9 janvier, on va l’aggraver. Avec obstination on en précisera les contours. On connait l'adhésion bizarrement demandée par le président Mollet aux partis autres que poujadiste et communiste. On sait comment le Comité socialiste a refermé sur les doigts des parlementaires consultés la porte qu'on leur avait ouverte. A prendre ou à laisser comme un tout, la déclaration du 9 janvier ! Ainsi est-on placé devant ce choix : ou accepter les termes avantageux de cette déclaration, ou laisser le Parti Socialiste passer dans l'opposition et retrouver les facilités et popularités d'un programme électoral déposé sous le paillasson en franchissant la porte de Matignon. Aux beaux jours de Byzance, on n 'a pas fait mieux.

 Pour le moment, les adversaires n'ont, il est vrai, pas repris la balle lancée par M. Mollet. On s'en étonne et on épilogue sur leur hésitation. Jusqu'à fin février, ils ont eu  quelques motifs explicables : manque de confiance dans la France et crainte de trucages électoraux ; impression que le cessez-le-feu était inconditionnel comme une capitulation. Beaucoup plus ont joué encore leurs rivalités internes. Nous retrouvons les hostilités sociologiques entre les combattants et les états-majors politiques. Ceux-ci ne craignent-ils pas, en cas de consultation électorale, d'être évincés par le maquis ? Telle serait la source principale de leur hésitation ; la seule qui puisse demeurer après la déclaration du 9 janvier et le vote de l'O.N.U. du vendredi 15 février.

 

Plume et le Saumon

Car Plume et le Saumon sont passés par là. On connaît le conte charmant écrit pour les enfants par notre ministre des Affaires étrangères. Un délicieux petit garçon dont la légèreté évoque celle de son inventeur, et qui répond au nom de Plume, est porté jusqu'au Paradis par un saumon. Ainsi M. Pineau-Plume s'est-il accroché au saumon Cabot-Lodge. Ce plan du 9 janvier a été cautionné par les Américains, puis entériné par un vote unanime de l'O.N.U. Ce plan du 9 janvier, on l'a même rendu plus précis. Notre saumon de mener Plume : les trois mois sont accentués en « quatre-vingt-dix jours » ; le « retour au calme » devient le « cessez-le-feu » ; le délai final d'un an s'abat comme un couperet. Et Pineau-Plume de surenchérir ; le plan du 9 janvier se mue en un « engagement international ». Il se reconnaît lié, pendant qu'à la Radio-diffusion française M. Robert Lacoste, qui n'a pourtant jamais écrit de contes d'enfants, entonne le péan : Pharamond ! Pharamond ! Nous avons vaincu avec Guy, avec Plume et avec Robert !

Pauvre Plume, il est étroit, le goulet où nous a menés, toi et nous, le gentil saumon Cabot-Lodge. « Juridifiée », « internationalisée », la déclaration du 9 janvier est impérative. Elle ne laisse qu'une seule marge de jeu : le cessez-le-feu sera négocié. C'est-là une porte ouverte pour autre chose qu'un dangereux scrutin. Mais ce jeu en disposons-nous vraiment, quand dans un an l'O.N.U., dont nous avons institué la compétence tout en prétendant ne pas la reconnaître, s'estimera fondée, comme en témoigne toutes les explications de vote du 15 février , à nous demander des comptes ? Ne sommes-nous pas dans une impasse ?

 

Victimes de la rébellion et pertes rebelles

- Nombre de victimes de l'agitation terroriste algérienne du 1/11/54 au 31/12/56 :

Français de souche : tués 659 – blessés 1 535 – disparus 88

Français musulmans : tués 3 876 – blessés 2 444 – disparus 1 310

- Nombre de rebelles tués dans les engagements militaires : 17 784

- Nombre de militaires français tués dans ces engagements :

Français de souche : 1 773

Français musulmans : 119

 

Unité maghrébine ?

Les voies que conseillerait la sociologie algérienne paraissent presque bouchées par ces décisions. Car cette sociologie comporte encore au moins une autre donnée que nous n'avons pas encore abordée : l'unité maghrébine. Certes les trois pays du Maghreb ont vécu dans des conditions historiques et juridiques différentes depuis un siècle et demi. Mais ce fut aussi un fait historique, comme une nécessité sociologique maghrébine, que la France s'implanta successivement en Tunisie, puis au Maroc. Nous ne pouvons pas fermer les yeux sur cette unité. L'aide indirecte des anciens Protectorats a certainement contribué à la prolongation de l'affaire d'Algérie. A l'inverse, l'affaire d'Algérie empêche toute stabilité politique en Tunisie comme au Maroc.

C'est un fait, mais d'un fait on peut toujours tirer quelque chose. La voie pour sortir de l’impasse est peut-être du côté de cette solidarité maghrébine. Le Maghreb porte la marque française, même quand il la récuse. Dans l'impasse où nous sommes enfermés, la fédération franco-maghrébine, où la France peut revendiquer une position d'actionnaire privilégié, ne serait-elle pas l'issue ? Au moins aurions-nous l'avantage de bâtir un Maghreb solide contre la poussée égypto-soviétique. Voilà du moins une hypothèse de recherche.

Seulement il faudrait du temps, de patientes approches ; la négociation progressive avec tous les partenaires ; le contact établi avec patience, non pas avec le seul F.L.N. mais avec tous ceux qui disposent d'une influence ; éviter que notre hâte ne les pousse, eux et leurs voisins maghrébins, à l'intransigeance ou à des pressions accrues. Il faudrait du temps et de la patience...

 

Est-ce l'impasse ?

Du temps et de la patience... Le double verrou du plan du 9 janvier et du délai onusien d'un an permet-il encore la recherche d'une solution conforme aux données ? Ce verrou n'est pas le seul. En Algérie, la situation s'est dégradée au moins du point de vue psychologique. Même en pratiquant la politique inverse de ses promesses électorales, on en porte le poids, nous l'avons déjà dit. Ainsi a-t-on dû rapatrier les disponibles, sans plus avoir les effectifs pour maintenir le quadrillage. Ce qui est demeuré sur place, plus faible, est devenu plus nerveux. Sur cette armée pesait déjà un complexe. En Indochine, on lui a fait porter le poids d'une défaite voulue par certains politiques. Sur ce point, je me rallie volontiers au plaidoyer du général Navarre. Mais l'armée ne risque-t-elle pas, comme revanche, de vouloir jouer les politiques à son tour, très proche au surplus, et dans toutes leurs prétentions, des populations qu'elle défend ? C'est irritant pour des militaires, reconnaissons-le, cette fausse guerre où on ne peut prévenir un invisible ennemi dont on sait presque tous les Musulmans solidaires. Comment parfois ne pas les confondre ? D'où des excès aux conséquences psychologiques incalculables, mais que du gouvernement général on semble s'être efforcé de ne pas trop voir. Le Palais d’Été, comme toute maison orientale, est refermé sur lui-même. Il n'ouvre que sur ses cours à jets d'eau. De hauts ravenales y arrêtent le regard devant des murs encore plus hauts. En même temps la population européenne s'est crispée. Très longtemps M. Lacoste n'a pas voulu « combattre sur deux fronts ». Je ne sais qui a prononcé cette parole peu intelligente (car enfin on ne voulait pas qu'il attaque les Européens pour être sûr d'avoir à se battre contre eux ?). Disons plutôt qu'il n'a pas pu se rendre maitre des Européens. Il n'a pas su, en dépit d'efforts tardifs, se désolidariser de leurs excès.

Du temps et de la patience, disions-nous... Pour guérir cette dernière plaie, il en faudra aussi, comme il en faudrait pour préparer les vraies solutions, pour orienter dans un sens constructif la solidarité maghrébine, pour que l'Islam occidental sache voir en nous l'auxiliaire dont il a besoin contre un Orient abusif, pour déterminer d'approche en approche ce régime futur.

Afin de jouer ces cartes, quand même très fortes, que mettent en nos mains les données du fond du problème algérien, des délais seraient nécessaires. Cela revient à dire : parviendrons-nous à lever l'hypothèque qu'avec imprudence M. Pineau a laissé inscrire par l'O.N.U. ? Tout est là.

Le pire serait qu'après un périple qui les a mené jusqu'à chez Paul Déroulède les S.F.I.O., nantis d'innombrables prébendes, retournent à la fois à l'opposition et à leurs promesses électorales. Vraiment, en pareil cas, que laisseraient-ils derrière eux !