L’Algérie à l'heure des lois-cadre

 

France-Forum octobre-novembre 1957 n°6 pp. 10-14

 

Par le dépôt d'une loi-cadre, ou sous toute autre forme, le gouvernement devra reprendre l’initiative politique en Algérie. Pourquoi ? Comment ? Quatre collaborateurs de France-Forum en discutent devant vous.

J. Fontanet : A l'arrière-plan des désaccords qui se sont manifestés à propos de la loi-cadre, il y a, me semble-t-il, des divergences fondamentales sur l'interprétation même des événements d'Algérie, de leur nature, de leur cause.

Pour les uns, il est clair que la rébellion consiste essentiellement en une entreprise de subversion, inspirée, organisée et dirigée de l'extérieur, au bénéfice de la stratégie mondiale du communisme.

La population n'y aurait aucune part : elle n'apporterait son aide aux fellagas que sous la pression de la terreur. La première tâche serait donc d'éliminer physiquement les quelques dizaines de milliers de fanatiques, de hors-la-loi, de bandits qui sont les instruments de la guerre qui nous est faite. Rien n'empêcherait plus alors la population de manifester librement l'attachement qu'elle continue à nous porter et de bénéficier des avantages que lui procure notre présence

J.-M. Daillet : C'est la thèse soutenue chaque semaine par Carrefour...

J. Fontanet : C'est approximativement l'opinion d'une partie de la droite.

Pour d'autres, au contraire, s'il est indéniable que la rébellion a été encouragée et exploitée par l'étranger, ses causes profondes sont d'ordre local. Elle exprime une revendication issue des masses elles-mêmes, qui se trouvent ainsi confusément solidaires des rebelles, même si elles n'épousent pas leur fanatisme, même si leur conscience politique fruste les rend peu perméables à certains slogans du F.L.N., même si elles supportent avec une lassitude croissante les exigences et les exactions des fellagas.

Si cette seconde interprétation est la bonne, ce que je crois, il n'y a pas de solution purement militaire au problème algérien, non seulement parce qu'une victoire définitive sur des guérilleros bénéficiant de la connivence de la population est beaucoup plus difficile à remporter, mais encore parce que, même si l'appareil militaire de la rébellion pouvait être extirpé du corps de l'Algérie, le ralliement de la population ne serait pas acquis pour autant, la vie administrative et politique du territoire ne pourrait pas reprendre son cours normal et tout menacerait de flamber à nouveau, sitôt nos troupes retirées. Dans cette hypothèse, l'effort militaire n'est donc que l'une des conditions préalable à la véritable solution.

J.-M. Daillet : Je suis d'accord sur les grandes lignes de cette analyse, mais il est nécessaire, je crois, de la compliquer un peu.  On peut s'entendre sur le caractère principalement local des causes de la rébellion, penser que l'action de l'étranger n'aurait pas été aussi efficace si elle n’avait trouvé, en Algérie, une situation « objectivement révolutionnaire », et pourtant aboutir à des conclusions assez différentes sur le plan politique.

Faut-il, en effet, juger que le soulèvement des Algériens musulmans est surtout une révolte primaire contre la « clochardisation », pour parler comme Germaine Tillon ? La réponse serait alors avant tout dans une action économique et des réformes sociales poussées, et dans une lutte efficace contre la sous-administration.

Faut-il, au contraire, comme je le pense, faire entrer en ligne de compte de puissants facteurs idéologiques, admettre que ce sont des revendications nationalistes qui sont le moteur essentiel de la rébellion ? La solution à rechercher devra alors faire une large part aux réformes politiques et répondre à la volonté des Algériens musulmans « d'exister politiquement ».

G. Le Brun Keris : Après trois ans, tout au long desquels la rébellion a pu diffuser les slogans de sa propagande, je crois vain de nier l'existence chez les populations musulmanes d'Algérie d'aspirations nationalistes, même si ces aspirations ont davantage leur source dans toutes les amertumes, toutes les frustrations nées de la misère, que dans une notion claire de ce que représenterait le mot aujourd'hui magique d'indépendance...

J. Fontanet : Des indices certains démontrent l'existence, même chez la population apparemment attentiste, d'une effervescence politique : par exemple, l'avidité avec laquelle des musulmans lisent certains journaux métropolitains, tels que Le Monde ou l'Express...

G. Le Brun Keris : D'accord. Toutefois si le désir amer, douloureux d'un changement s'est cristallisé autour des revendications politiques, c'est dans l'espoir qu'un nouveau statut politique amènerait la fin de la misère. Sinon, gare...

L'indépendance qui donnerait aux musulmans d'Algérie le sentiment « d'exister politiquement » ne peut être, de leur propre point de vue, une solution adéquate en leur ôtant simultanément les moyens mêmes « d’exister physiquement ».

M. Massenet :  Le Brun Keris a raison de souligner combien sont imbriqués les sentiments de frustration matérielle et de frustration politique. Faut-il en conclure qu'il serait impossible de rallier la grande masse des Algériens musulmans en leur offrant de substituer au slogan d'indépendance celui d'égalité, qui peut répondre aussi bien à leurs aspirations politiques et beaucoup mieux à leurs revendications de mieux-être ?

G. Le Brun Keris : On peut certes penser que la perspective d'une politique authentique d'intégration de la population musulmane dans la communauté française éveillerait en Algérie encore plus d'écho qu'on ne l'imagine parfois. Mais je crois que l'intégration est impossible. Économiquement, d'abord. Mme Germaine Tillon a publié un livre extrêmement intéressant où elle démontre très bien pourquoi l'intégration pourrait être une solution pour l'Algérie. Mais elle supprime d'un trait tous les problèmes de l'Afrique noire. Elle dit : « Nous pouvons bien donner 400 milliards par an à l'Algérie », en oubliant, que le jour où nous donnerons ces 400 milliards à l'Algérie, nous verrons se presser au portillon tous nos territoires d'Afrique noire pour nous en demander autant, et nous dire, très légitimement : « Vous n'allez pas faire ce cadeau comme prime à la rébellion et le refuser à notre fidélité. »

Pense-t-on aussi aux problèmes politiques que poserait l'entrée au Parlement français de 400 députés originaires des territoires sous-développés de l'Union Française ? Car la parité devrait être accordée également en ce qui concerne la représentation des populations.

M. Massenet : Dois-je vous dire, cher ami, que vous enfoncez une porte ouverte ? Bien entendu, il n'y a pas de partisans de l'intégration au sens où vous l'entendez. Il y a des hommes qui, constatant que nous n'avons pas d'institutions propres à supporter un développement poussé des autonomies locales, en tirent la conclusion logique : pour l'instant, force est bien de rechercher, dans le cadre de la République unitaire, les solutions aux problèmes posés. Mais j'anticipe, sans doute...

J. Fontanet : Nous avons parlé jusqu'à présent de la population à rallier comme si elle constituait un tout relativement homogène. Mais en est-il bien ainsi ?

 

Qui rallier ?

M. Massenet : Certes, non. D'une part nous avons affaire à certains adversaires irréconciliables. Puis à la masse, portée à l'attentisme. Enfin, il y a des hommes en réserve susceptibles de jouer un rôle réel dans l'édification d'une Algérie nouvelle. Je ne veux pas parler des anciens cadres d'une Algérie bourgeoise, qui ont montré, d'ailleurs, que leur fidélité à la France était finalement bien faible...

J Fontanet : Et qui n'ont même pas acquis de véritable influence au sein de la rébellion parce qu'ils ont toujours galopé après elle, sans jamais réussir à la rattraper.

M. Massenet : Exactement . Je veux parler, au contraire, de ces hommes neufs qui peuvent exercer demain des responsabilités réelles, les uns issus de la lutte contre la rébellion, les autres, engagés dans la rébellion elle-même, mais sans être devenus nos ennemis irréductibles, et qui sont capables de posséder un sens politique qui fait défaut à nombre des chefs de bande ; ainsi, je crois qu'il y a dans le maquis un certains nombre d'étudiants idéalistes, qui sont actuellement peut-être prisonniers de commissaires politiques extrêmement rigoureux, mais qui, une fois rendus à eux-mêmes, pourront être des partenaires sympathiques et utiles.

G. Le Brun Keris : J'insisterai moi aussi très fortement sur la nécessité absolue de ne pas miser à nouveau sur les anciennes clientèles du gouvernement général. Lorsqu'on connaît la sociologie de la guerre d'Algérie – pardonnez- moi cette expression pédante, - on sait que la rébellion est d'essence populaire et rurale, c'est-à-dire qu'elle a eu lieu autant contre les vieux bourgeois encroûtés, mis en place par nous, que contre nous-mêmes. Et ces vieux bourgeois le sentent, qui s'inquiètent de « l’avènement de bergers », comme ils disent aujourd'hui entre eux. Nous ferions donc une double faute en les faisant revenir.

M. Massenet : Vous venez de parler de la sociologie de la guerre d'Algérie. Il est bon de se souvenir, en effet, qu'il existe une Algérie concrète, une Algérie réelle, dont les débats que nos assemblées consacrent à la « question algérienne » apparaissent ! hélas ! bien  éloignés.

Comme me le disait cet été M. Delavignette, à son retour d'un voyage là-bas, « la seule réalité algérienne, aujourd'hui, ce sont les communes et les S.A.S. dans  la mesure où elles fonctionnent ». Il ne faut pas se dissimuler, en effet, que l'Algérie est encore loin, sur le plan de ce qu'on a appelé la pacification, de la mise en place d'institutions stables, ou même évolutives. Pourquoi ? Parce que le simple retour à l'ordre et à la sécurité a été retardé, à la suite d'un tournant dans l'histoire de la guerre auquel on n'a pas toujours pris garde, et qui a été l'apparition de l'aide massive fournie au F.L.N. du côté de la frontière tunisienne. Mais depuis la riposte qui vient d'être décidée, cet été, sous la forme de la fermeture de la frontière tunisienne, les forces de l'ordre se trouvent face à face avec le maquis. Si je voulais brosser un tableau très bref de la situation, je crois qu'on pourrait prendre acte du fait que la lutte contre le terrorisme urbain est parvenue désormais à un réel degré d'efficacité ; et que, d'autre part, dans le bled, l'armée, qui a mis deux ans à s'adapter, dispose maintenant d'un instrument capable de nous donner, pour autant qu'elle soit possible en Algérie, la victoire militaire, c'est-à-dire un début de pacification par les armes, abstraction faite de tout ce qui doit venir au-delà.

 

Où en est la pacification ?

J.M. Daillet : Mon cher Massenet, vous êtes bien optimiste en ce qui concerne la situation militaire. La plupart de mes amis, aspirants ou lieutenants en Algérie, me disent la chose suivante : lorsqu'ils disposent de 250 hommes pour surveiller 25 kilomètres carrés, ce chiffre est manifestement insuffisant. Mais en aurait-ils 500, leur surveillance serait à peine plus efficace étant donné que l'adversaire bénéficie d'une habitude ancienne du terrain, d'une adaptation atavique au climat, de la connaissance parfaite de la langue et de la plupart des habitants de la zone où il opère. En tout cas, une victoire militaire, comme vous dites, ne serait concevable qu'en cas de batailles rangées ; or vous savez précisément que l'ennemi fait tout son possible pour les éviter.

J. Fontanet : Je trouve, moi aussi, trop optimiste le jugement de Massenet sur la situation militaire. Je conviens que la lutte antiterroriste a atteint, dans les villes, une efficacité certaine. L’atmosphère de détente observable aussi bien dans les quartiers à prédominance européenne que dans les quartiers à prédominance musulmane est un résultat dont je reconnais l'importance.

Néanmoins il me semble que les Européens eux-mêmes s'illusionnent sur la portée de cette amélioration de leur condition de vie quotidienne. En réalité, on a détruit les noyaux terroristes dans les villes, mais il ne semble pas que l'on ait sensiblement affaibli l'appareil militaire de la rébellion. Les pertes que nous infligeons aux bandes sont lourdes : mais elles font apparaître aussi l'aptitude que ces bandes ont encore à se reconstituer, malgré la lassitude des hommes. Je suis sceptique sur les conséquences du verrouillage des frontières. Je crains que ces verrous n'aient le même défaut que la ligne Maginot : celui de s'interrompre en un certain endroit, et que, dans un pays aussi difficile à garder et avec autant de frontières, y compris des frontières maritimes, les barrages ne soient de toutes façons détournés, sinon franchis.

J'incline à croire, au contraire, que c'est dans la mesure où la rébellion sera coupée de ses bases populaires, par des initiatives politiques efficaces, que la situation militaire pourra être réellement et durablement améliorée ; et c'est l'objectif que l'on assigne, en effet, dans les milieux officiels aux réformes accomplies dans les zones en voie de pacification qu'il s'agisse de  l'installation de S.A.S., de SA.U. ou de municipalités. Or, là non plus, je ne veux pas sous-estimer le travail qui s'accomplit. J'ai même éprouvé beaucoup d'admiration pour la foi, le zèle avec lequel officiers et civils coopèrent à cette œuvre. Malheureusement, je ne pense pas qu'elle ait autant de valeur politique qu'on lui en attribue. Certes, soigner des enfants ou des vieillards, aider des assistés à obtenir leurs allocations, résoudre des cas sociaux n'est pas seulement accomplir une tâche bienfaisante ; cela permet de reprendre contact avec la population, cela comble un vide, causé par la sous-administration, et qui avait permis au F.L.N. d'asseoir son influence. Donc tout cela n'est pas sans valeur. Mais je ne pense pas que cette reprise de contact sur le plan administratif puisse être assimilé purement et simplement à un ralliement politique.

Ces réserves me paraissent encore plus nécessaires lorsqu'il s'agit d'apprécier la valeur politique de la réforme municipale en cours en Algérie. A de rares exceptions près, ces municipalités nouvelles ne donnent pas l'impression d'authenticité véritable. Je suis convaincu que la raison principale de cet échec est l'absence d'un cadre politique adéquat au sein duquel toutes ces initiatives pleines de bonne volonté et même de générosité puissent trouver leur sens et leur portée aux yeux des musulmans.

 

La loi-cadre et la manière de l'appliquer

M. Massenet : Vous justifiez la loi-cadre...

J. Fontanet : Mais je crois, en effet, qu'une initiative politique est nécessaire et que le procédé de la loi-cadre peut avoir des avantages, ce qui ne signifie pas que n'importe quel texte soit bon, ni surtout que le texte soit tout, alors qu'à mon avis le contexte est encore plus important.

La loi-cadre n'est qu'un instrument. Ce qui compte c'est la politique qu'elle prétend définir. Depuis des années, on a tellement usé, et mal usé, de mots et de textes au sujet de l'Algérie que les musulmans sont encore plus que nous blasés à l'heure actuelle à cet égard. Ce n'est pas la lettre de tel ou tel projet qu'ils jugeront, mais le contexte politique, dans lequel le texte sera présenté et appliqué, les actes qui prouveront ou ne prouveront pas une volonté réelle de changement. A cet égard, la maladresse invraisemblable avec laquelle le gouvernement démissionnaire a procédé à l'élaboration du texte, l'absence de sondages auprès des musulmans, l'étalage en public de ses hésitations, de ses réticences, avaient terriblement compromis les chances de la loi-cadre.

G. Le Brun Keris : Lorsque je vois comment a été élaborée la loi, j'ai très peur, en effet, qu'on se serve mal des dispositions transitoires qu'une autre loi-cadre ou toute autre initiative analogue, devra, comme la précédente, inévitablement prévoir. Je sais trop qu'en Algérie les gouvernements proposent et qu'une administration que je connais bien dispose. Or ces dispositions transitoires aboutissaient à faire nommer à peu près complètement les premières assemblées, celles-là même qui devraient jouer un rôle attractif sur l'opinion musulmane. Nous risquons alors de voir revenir tous les « beni oui-oui » dont nous parlions tout à l'heure, avec les conséquences que nous évoquions. Ce serait une erreur colossale.

J.-M. Daillet : Le premier changement devrait donc être accompli au niveau de l'administration ?

M. Massenet : Vous évoquez là une question redoutable, celle de l'effroyable dispersion du pouvoir en Algérie. L'Algérie, à certains égards, est presque une région hors d'atteinte du pouvoir politique français, et également du pouvoir du ministre de l'Algérie. D'ailleurs la plupart des abus qui ont été signalés à l'opinion, quelque-fois avec un peu trop de mise en scène, proviennent à mon avis d'une indiscipline fondamentale dans la vie administrative algérienne. Une condition préalable à remplir pour la mise en œuvre des réformes politiques en Algérie serait que le pouvoir central confie à un certain nombre de missi dominici le soin de veiller sur place à la mise en œuvre des conceptions de rénovation politique, à la lumière d'une doctrine d'action clairement formulée.

G. Le Brun Keris : Le meilleur passage de la loi-cadre est certainement celui qui prévoit la suppression du gouvernement général. Je crois que l'on ne pourra rien faire en Algérie tant que demeurera cet énorme building qui écrase non seulement la ville d'Alger, mais tout le territoire sous la masse.

M. Massenet : Personnellement je suis à tel point d'accord avec vous que je me suis mentalement proposé sa transformation future en un immeuble d'H.L.M. !

J.-M. Daillet : L'indiscipline administrative n'est cependant pas la seule raison de la confusion qui règne actuellement en Algérie. Cette confusion ne vient-elle pas de la tête ? Ainsi était-elle évitable avec une politique qui était élaborée un œil sur le congrès S.F.I.O. de Toulouse, l'autre sur l’Écho d'Alger ?

M. Massenet : Nous sommes donc d'accord pour juger qu'il était nécessaire de prévoir une loi-cadre. Que sa conception ait été décevante, tout au moins dans le dernier stade qui était un stade de désordre public, c'est autre chose ; mais j'ai été moi-même frappé, dans mes conversations avec certains chefs de l'armée de voir à quel point ils avaient conscience du caractère politique de leurs actes et du désir qu'ils avaient de voir précisément ces actes encadrés, acheminés par le pouvoir politique vers des fins clairement définies. Simplement, le problème est de savoir, comme l'a bien souligné  Le Brun Keris, dans quelle mesure la mise en œuvre d'une telle loi-cadre correspondra aux intentions de ses auteurs.

G. Le Brun Keris : Au cours des derniers mois, j'ai assisté à la mise au point de la loi-cadre élaborée par le gouvernement Bourgès-Maunoury. Elle a consisté, malheureusement, en une lente désintégration du projet initial, pour lequel on s'était inspiré d'idées qui me semblent assez justes : partir de la base territoriale qui correspond à la complexité de l'Algérie, à la diversité de ses régions et de son peuplement ; superposer à ces territoires un échelon fédéral pour l'Algérie. Le mot fédéral ne doit pas induire en erreur ; il s'agit d'un fédéralisme interne à l'Algérie qui n'empêche nullement l'Algérie de demeurer partie intégrante de la République. Je demande à ceux qui insistent pour que l'on s'en tienne exclusivement à l'échelon du territoire de voir que ce serait la meilleure manière d'aboutir très rapidement à une Algérie centralisée : car, lorsque l'on a l'air de trop vouloir diviser pour régner, on apporte une prime à toutes les centralisations. En outre, il convient, ne l'oublions pas, de créer un outil administratif viable, dans un pays économiquement unifié. Il faut donc des institutions à Alger ; ne recommençons pas la bêtise qu'avaient faite, à une époque, les Américains, quand leurs chemins de fer dans chacun des États, fonctionnaient de façon strictement autonome, ce qui avait pour résultat de rendre impossible la traversée du territoire américain en chemin de fer. D'autre part, du point de vue politique, s'il n’y a à l'échelon d'Alger qu'un indice de coordination, je crains que le mot ne soit trop faible et surtout trop peu attractif, trop maladroit psychologiquement. Songeons que le statut de 1947 avait déjà créé une Assemblée algérienne.

M. Massenet : Pour les musulmans, croyez-vous que ce soit le vocabulaire qui compte, ou au contraire le contenu des responsabilités réelles qui vont leur échoir dans l’avenir algérien ? Par contre, les Européens, et pas seulement les nôtres, sont très sensibles aux mots.

 

Les Européens d'Algérie

G. Le Brun Keris : En ce qui concerne les Européens d'Algérie, je suis plutôt porté à penser  qu'il ne faut pas juger uniquement leur réaction sur certaines apparences. D'abord, ils sont moins unanimes qu'on ne le dit. Ils ont bien souvent des porte-parole extrêmement abusifs, auxquels malheureusement M. Lacoste lui-même a paru accorder bien trop d'audience. Lorsqu'on s'adresse à l'homme de la rue, et je prends le mot dans un sens extrêmement large, on trouve beaucoup mieux. J'ai été très frappé des changements de mentalité que j'ai pu observer par exemple chez les maires de petites localités qui sont pourtant ceux qui auraient le plus le droit à des circonstances atténuantes. Chez ces hommes-là, j'ai senti un effort de réflexion sur eux-mêmes extrêmement profond. Certes, la situation des Algériens de souche française est à beaucoup d’égard pathétique, et il peut arriver que les nerfs cèdent, que la police soit débordée, j'ai assisté moi-même à l'un de ces moments affreux : mais je ne crois pas, pour ma part, sauf si vraiment on s'emploie à les soulever, qu'ils puissent réellement commettre des gestes irréparables.

M. Massenet : Je suis le premier à regretter et même à condamner une certaine crispation des Européens, qui nuit à leurs propres intérêts, mais je voudrais tout de même attirer votre attention sur certains aspects défendables de leur psychologie. Je ne crois pas que l'on puisse leur demander, à la fois, d'accepter le collège unique, qui leur impose un terrible sacrifice de représentation, quelquefois la suppression de toute représentation, alors que leur vie quotidienne dépendra des instances mises en place par la loi-cadre ; et, d'autre part, d'accepter aussi le fédéralisme, qui risque, en éloignant la souveraineté française, de réduire à néant les possibilités d'arbitrage de la métropole.

G. Le Brun Keris : Je pense bien interpréter la pensée de Massenet en disant qu'à ses yeux le problème du collège unique revêt un caractère en partie artificiel puisqu'il faudra bien évidemment, introduire dans la loi les aménagements nécessaires pour éviter d'écraser les Européens. Le collège unique, j'ai bien peur, en effet, que nous ne l'offrions en pâture aux musulmans alors que ce n'est peut-être pas leur revendication essentielle. Ils le demandent surtout dans la mesure où ils y voient une reconnaissance de leur dignité, un test de leur plénitude humaine. Seulement, les mots de collège unique ont pris, maintenant, une espèce de valeur magique. Ils sont devenus, pour les musulmans, la pierre de touche de notre volonté de réforme, si bien que nous sommes enchaînés, rivés à cette nécessité d'instituer le collège unique, même si c'est finalement un faux problème. Sinon, nous aurions l'air vraiment, une fois de plus, de revenir sur une promesse faite.

 

Institutions et constitution

M. Massenet : Nous sommes donc ramenés au problème des institutions algériennes elles-mêmes.

Or, pour ma part, je ne le cache pas, je suis actuellement en défiance à cet égard. D'un côté, j'estime que la conception de la loi-cadre retenue par le gouvernement Bourgès-Maunoury implique un pouvoir fédérateur ; car si le fédéralisme interne à l'Algérie peut, à la rigueur, être compatible avec l'unité de la République, la création à Alger d'institutions susceptibles de constituer, au stade embryonnaire, je le veut bien, des organes d’État, exige que nous nous prémunissions contre tout risque de sécession dans une perspective fédérale éventuelle à long terme. Cela impliquerait un changement non pas seulement de l'article VIII de la constitution, mais de l'ensemble de la constitution.

G. Le Brun Keris :  Entièrement d'accord, à condition de ne pas faire de la réforme constitutionnelle une sorte de préalable aux réformes politiques, ce qui retarderait par trop leur application en raison des inévitables délais imposés par la procédure de révision de la constitution.

M. Massenet : En outre devons-nous engager l'Algérie dans une direction où ne pourrait pas la suivre, sans catastrophe, l'Afrique noire ? N'allons-nous pas placer M. Houphouët-Boigny dans une situation impossible, si nous le dépassons au nord par l'installation à Alger d'institutions fédérales ?

J.-M. Daillet : En ce qui me concerne, je pense que ce qui serait souhaitable pour l'ensemble de l'Union Française, c'est précisément une homogénéité un peu plus grande qu'elle n'en a actuellement. Ne ressemble-t-elle pas à un cake extrêmement hétérogène, qui risque, dès lors, de s'effriter rapidement ?

G. Le Brun Keris : Mon cher Daillet, faites bien attention, car il ne faut pas oublier que  nous avons affaire, en Algérie et en Afrique noire, à deux problèmes d'une nature totalement différente. En Afrique noire, nous avons affaire à un problème colonial, concernant les rapports entre une métropole et un territoire qui en dépend ; en Algérie, nous avons affaire à un double problème de minorité : d'un côté, la minorité du nombre, celle des Européens ; d'autre part, la minorité de situation, celle des musulmans, bien qu'ils aient le nombre pour eux. Il est aisé de comprendre ce que cela entraîne de complexité, de psychologie embrouillée, si je puis parler ainsi. Le problème algérien se situe ainsi très au-delà des problèmes coloniaux que nous avons à résoudre par ailleurs.

J.-M. Daillet : Bien sûr, je ne nie pas cette évidence que les problèmes politico-sociaux présentent bien des différences entre territoires d'Afrique noire et Algérie ; mais vous savez bien que l'aspiration à l'indépendance, que nous le voulions ou non, se répand partout à une vitesse qui s'accélère et que les attitudes des leaders d'Afrique noire et celles des nationalistes de tout le monde arabe se ressemblent de plus en plus. La loi Defferre a eu le mérite de permettre aux jeunes élites noires de discuter avec nous de leur promotion à l'auto-administration, tout en maintenant des liens politiques avec la France. La loi-cadre pour l'Algérie me semble, elle, très en retard sur la loi Defferre, et je ne vois pas comment pourrait se produire, dans ces conditions, un choc psychologique parmi les jeunes Algériens « intéressants » dont nous parlions tout à l'heure, parce qu'ils ont certainement les yeux tournés vers le Togo – et d'ailleurs, bien plus près d'eux, vers la Tunisie et le Maroc. En définitive, je ne vois personnellement que deux attitudes françaises qui puissent intéresser les musulmans d'Algérie : l'intégration pure et simple avec égalité  absolue de droits, de devoirs, de représentation parlementaire, ou la négociation avec, bien entendu, nos véritables adversaires du F.L.N. et du M.N.A. Seulement les Français d'Algérie ne peuvent accepter la première et refuseront toujours l'autre, et j'observe qu'ils n'ont jamais proposé ni approuvé de solution intermédiaire.

 

Cette parcelle d'amour

J. Fontanet : Je pense que l'argumentation de Daillet pèche par excès de cartésianisme et d'apriorisme. Bien entendu, notre politique doit avoir un minimum de cohérence, d'unité.

Mais, d'un autre côté, il est incontestable que la situation algérienne repose sur des données absolument originales.

S'il est vrai que nous n'avons plus de temps à perdre, je crois cependant sincèrement qu'en Algérie rien n'est encore irrévocablement noué. Au cours de mon dernier voyage en Algérie, j'ai eu, en effet, une fois de plus le sentiment aigu de la marque profonde que cent trente années de notre présence ont laissée dans le pays – je songe à ce jeune musulman qui ne m'a pas caché ses sentiments nationalistes et qui me disait cependant : « Nous ne pouvons imaginer d'autres partenaires que vous ; nous n'allons tout de même pas apprendre une autre langue que le français ! » Ils comptent aussi, les liens économiques, véritablement impossibles à rompre sans catastrophe pour l'Algérie, qui se sont tissés d'une rive à l'autre de la Méditerranée. En survolant les massifs de Kabylie, où vit une population d'un million d'habitants, d'une densité égale à celle de la Belgique, je songeais aux dizaines et dizaines de milliers de travailleurs algériens en France dont les mandats sont la principale ressource de cette région. Peuvent-ils vraiment croire à la rupture avec la France ?

Il faut mettre aussi dans la balance l'attachement passionné des Européens à ce pays, leur véritable patrie ; la foi, le dévouement de nombreux soldats et administrateurs pour donner à l'un des plus pathétiques problèmes de l'histoire une solution pleinement humaine. Ce sont des facteurs qui ont leur poids, même s'ils ne s'expriment pas en termes comptables.

Sur place, dans cette Algérie fiévreuse et active, brûlée de soleil et de passions, où se côtoient et s'affrontent le fanatisme et l’héroïsme,  l'égoïsme et l'abnégation, le crime et la charité, on ressent avec évidence combien une argumentation sèchement logique comme celle de Raymond Aron rend un son faux. Oui, dans l'évolution des événements d’Algérie, cette « parcelle d'amour » dont parlait Lyautey peut encore jouer un grand rôle. Je suis convaincu que, si nous le mettions enfin véritablement dans nos actes, il n'est pas trop tard pour empêcher la France de perdre l'Algérie et l'Algérie de perdre la France.