ALGERIE, notre souci

MEDITATION A TIPASA

Chaque fois que je quitte l'Algérie, je viens, comme en pèlerinage, à Tipasa. Y mène une route assez laide, avec des vignes et des guinguettes ; une côte d'Azur dévaluée. Mais peut-être l'austère paysage de Tipasa n'en est-il que plus émouvant.

Le Chenoua se lève sur le ciel, comme un énorme réservoir d'azur. La mer, entre les roches ocrées, paraît plus bleue . Sur quels trésors sommeille-t-elle, cette mer de Tipasa ? Des rochers s'y reflètent. Des rochers ? Non, des pans de murs, des tombeaux puniques, les débris d'un môle romain.

Dans la Mauretanie Césarienne on venait ici se reposer. Les soubassements des temples et des basiliques, un amphithéâtre, une nymphée attestent que cette ville en éperon sur la mer était belle. Pas tant que aujourd'hui où ses vestiges, leurs lignes rodées par le temps, composent avec les oliviers et les romarins, avec la mer, avec la masse du Chenoua un des beaux paysages du monde. Mélancolique, ce paysage ! Que reste-t-il de Tipasa la païenne ? Que reste-t-il de Tipasa la chrétienne ? Quelques ruines, et des tombeaux.

Les tombeaux ont survécu à la Cité. La surface des nécropoles dépasse celle de la ville. La cité de plaisir était enserrée de cimetières. Dans un désordre de jugement dernier les tombeaux ouverts gardent la pluie des derniers orages.

Méditer sur ces ruines, méditer sur ces tombeaux, quelle attitude banale ! Mais les ruines et les tombeaux, c'est ce qu'on appelle les leçons de l'Histoire. En quel lieu peut-on mieux réfléchir aux questions de la politique ?

Vers le soir, la beauté de Tipasa s'exaspère. Si fort sentent les romarins que l'air en est presque irrespirable. Plus bleus ces romarins, plus dorées les ruines. Le paysage de tombeaux devient un lieu de délice et presque de volupté. Insoucieux, des couples s'embrassent. Alger aussi ferait de belles ruines enserrées entre des cimetières.

La présence punique, la présence romaine ont disparu. La présence arabe, avec des maisons et des mosquées légères comme les tentes des nomades ne laisseraient guère de ruines. Les ruines d'Alger, ce seraient des ruines européennes.

« Nous n'en sommes pas là », clame Alger de tout son orgueil. « Nous n'en sommes pas là », clame sa richesse comme américaine. A chaque carrefour d'Alger se croisent d'énormes voitures, les devantures sont aussi belles qu'à Paris, des navires entrent au port ou en sortent et la nuit la grande ville frange la mer d'une fête de lumière. Et pourtant, je l'ai bien senti : quelque chose ici se défait.

Quelque chose se défait qu'on voudrait désespérément retenir. Quelque chose se défait qu'on pourrait retenir. Un peu de résolution de la part de la Métropole y suffirait. Je ne demande même pas qu'une bombe législative fasse sauter l'Assemblée Algérienne et le Gouvernement Général. Mais on peut orienter l'évolution et la retarder suffisamment pour éviter les drames et les heurts. Qu'Alger atteigne ce statut de dominion dont trop d'hommes rêvent ici, aurait lieu immédiatement une épreuve de force. Les autonomismes un moment conjugués se heurteront. Les uns veulent une Afrique du Sud, les autres une Égypte. Ils ne réaliseront l'une ou l'autre qu'en s'exterminant.

Du temps est encore nécessaire pour que des élites nouvelles apprennent à vivre ensemble. Car le drame, c'est que l'évolution centrifuge qui m'émeut, personne ne la veut vraiment, ni la masse des indigènes qu'un Madi peut exalter mais qui demain pleurerait que tarissent les bienfaits de l'administrateur, ni les colons, en dépit de tout patriotes, ni les industriels, encore moins les fonctionnaires du Gouvernement général, dont l'attitude autonomiste n'est que manque d'imagination ou facilité. C'est-à-dire que tout peut être sauvé en retardant ou en orientant l'évolution.

Qui sait ? Même la solution la plus sage pourrait encore être atteinte. Face à face, européens d'Algérie et musulmans ont peur les uns des autres, et ce réflexe de peur est la clef de toute la politique algérienne. De part et d'autre, ce réflexe ne peut être dissipé que par une intégration dans la métropole. Cette intégration dissiperait la peur des colons qui vis-à-vis des musulmans ne seraient plus un contre huit. Elle dissiperait la peur des indigènes qui savent très bien que c'est de la métropole que peut leur venir la justice.

Qu'on développe les pouvoirs des préfets, qu'on place dans les sous-préfectures où tant pourrait être fait et où on fait si peu les meilleurs de nos sous-préfets, on aura déjà beaucoup contribué à dissiper le malaise. Qu'on se souvienne qu'il existe des algériens plutôt qu'une Algérie. Qu'on introduise plus de métropolitains dans l'Administration Algérienne. Il ne s'agit pas de prêcher avec un cartésianisme bien français  une vaste réforme spectaculaire, mais plutôt, quotidiennement, d'opérer une fusion entre le système algérien et le système métropolitain.

Surtout si nous devons gagner du temps, c'est pour obtenir une certaine évolution de la société musulmane. Nous pouvons la rendre communicable à notre civilisation. Cela dépend seulement de nous. Le moyen, le principal moyen tout au moins c'est l'éducation de la femme musulmane.

La question dépasse l'Algérie. C'est dans toute la France d'Outre-Mer que la présence française est liée à l'éducation que nous saurons ou que nous ne saurons pas donner à la femme indigène. On me permettra  d'évoquer l'exemple de l'U.R.S.S. Ce qui fait la force du régime soviétique, ai-je constaté sur place, malgré son caractère tyrannique, malgré la misère des paysans et des ouvriers, c'est que les soviets ont réussi l'émancipation de la femme russe. Avant la Révolution, sa condition était assez proche de celle de la femme musulmane. Maintenant elle dirige la société. A l'échelon « cadres » les femmes sont en majorité. D'où leur attachement au régime qui les a libérées.

Cela, les communistes l'ont bien senti, qui dans nos territoires d'Outre-Mer travaillent surtout auprès des femmes. Pourquoi, au contraire, le gouvernement se montre-t-il si timide, si réticent ? Non seulement les femmes aspirent à cette libération, mais les jeunes hommes la désirent pour elles. Dans des discours que j'ai prononcés en Algérie, j'ai souvent parlé de cette question à de jeunes hommes. Comme ils comprenaient ! Comme ils éprouvaient la nostalgie d'une compagne qui fut vraiment une épouse ! Je leur parlais tout simplement de mon foyer, de l'admirable accord que donne à l'homme et à la femme l'égalité dans l'amour. Et je sentais que je répondais à leur aspiration peut-être secrète, mais la plus profonde.

D'ailleurs que pouvons-nous leur apporter de plus beau ; et quel sens plus noble donner à notre tutelle ? Prenons garde aussi qu'à éduquer seulement les hommes nous fassions de ceux-ci des désaxés. Qu'est-ce qu'un homme sans une femme qui lui corresponde, sinon un égoïste et un aigri ?

Seulement s'opposent à cette politique ces féodaux sur lesquels l'Administration, par routine, faute de connaître autre chose que l'Algérie, s'appuie avec une dangereuse exclusivité. Pour ces vieux turbans, la femme doit demeurer ce que la fait, non le Coran, certes, mais une tradition de brutalité : un instrument à donner des plaisirs, et la rosser n'est pas le moindre.

Voilà qui nous ramènerait aux élections d'Algérie. N'y revenons pas pourtant. N'y revenons pas parce que rien de ce que je dis je n'oserais l'affirmer. Je commence à connaître l'Algérie, c'est-à-dire que je ne la comprends pas. J'aperçois des lignes, quelques arêtes vives : je ne les raccorde pas. L'Algérie, plutôt les Algérie sont trop diverses, trop contradictoires. Quand j'y pense, j'évoque une sorte de cauchemar que j'eus enfant, un soir de fièvre. Je voyais la tenture à fleurs de ma chambre s'ordonner en dessins géométriques. Mais dès que je croyais percevoir la forme d'un de ces dessins, il s’effaçait et se composait en un autre. Et je m'épuisais à saisir des formes toujours dissipées. Ainsi, ce soir, à Tipasa. Une fois de plus j'ai parcouru l'Algérie. Une fois de plus j'ai subi le vent de sable à Laghouat. Je me suis reposé près de Toggourt dans de pépiantes oasis. J'ai vu les hauts plateaux se moirer de mirages au point que des chameaux paissant devenaient une forêt tropicale. J'ai cueilli dans les oueds desséchés des lauriers roses. Mais le vrai sens de ce pays, je ne l'ai toujours pas saisi.