ALGERIE, notre souci

LES SEPT COLONNES DE L'AUTONOMISME

Ces élections, je voudrai bien échapper à leur hantise. Mais toute l'Algérie bouge encore de leur secousse. Je prends un café sur l'horrible petite terrasse de l'Hôtel Aletti : un ami vient m'en parler. Je fuis plus loin, jusqu'à l'Hôtel Saint-Georges. De sa terrasse de céramique je vois la mer étinceler, je la vois à travers un réseau tropical d'arbres du voyageur et de banyans. Dans le jardin les orangers sont en fleurs et ces acacias d'or me rappellent l'Afrique Équatoriale. Ici le luxe est exquis, plein de distinction. De vieux coffres berbères ressortent  sur les anciennes faïences. On voudrait profiter de cette heure rare, tandis que chantent dans la mémoire les deux vers de Baudelaire :

Là tout n'est qu'ordre et beauté,

Luxe, calme et volupté.

Allons donc ! Un ami tire sa chaise-longue contre la mienne : il me parle des élections.

A vrai dire, les élections du deuxième collège défraient beaucoup moins la chronique que celles du premier. Les élections au deuxième collège ont été sans surprises et sans événement à sensation. Le premier collège du département d'Alger, au contraire, a provoqué la chute des radicaux. Ceux-ci tenaient le fief depuis si longtemps ! Leurs assises politiques et financières étaient si solides. Leurs leaders avaient si bien en main les colons et l'administration ! Quinze jours après le scrutin, on ne parle encore que de l'échec de M. Rencurel.

Cet échec a bien des causes. Nous ne les analyseront pas ici. Il signifie certainement de la part du premier collège une volonté d'entente avec les musulmans. A ce point de vue, il mérite qu'on le salue. M. Rencurel, représentant des gros colons, ne préconisait-il pas une politique indigène spécialement réactionnaire tendant à restreindre l'influence du deuxième collège ? Malheureusement ce vote a peut-être un autre sens. Avant que je quitte la France, une dépêche A.F.P. m'a laissé rêveur. On y expliquait que la liste radicale avait échoué parce que ses députés sortants n'avaient pas tenu un compte suffisant de  l'Assemblée Algérienne.

Le Palais de l'Assemblée Algérienne est modeste : c'est l'ancien palais des Délégations Financières. Il dresse sur les quais sa façade régulière, tout à côté de la Banque d'Algérie. Ne nous cachons pas qu'à l'abri de ce palais médiocre se prépare une sorte de révolution. Les commentaires sur les élections du premier collège en sont en réalité l'écho.

L'Algérie a toujours connu des autonomismes. Celui du parti populaire algérien de Messali Hadj est le plus violent. Mouvement barbare, primitif, issu du tréfonds médiéval de l'Islam. Il a cette brutalité qui touche les masses africaines. A côté nous trouvons l’autonomisme nuancé de M. Ferhat Abbas, mouvement d'intellectuels dont le chef s'est discrédité par une politique contradictoire, mais dont bien des membres sont des hommes valables. Et puis le vieil autonomisme des colons qui, avant la guerre, animait les Délégations Financières au point qu'elles refusaient les subventions de la métropole pour ne rien lui devoir.  Aucun de ces courants politiques n'est apaisé. Le P.P.A a perdu beaucoup de ses troupes. Vis-à-vis de lui l'administration a repris son autorité. Surtout il perd au fur et à mesure que, grâce à la contre partie du plan Marshall, la France se manifeste en points d'eau, en tracteurs collectifs, en prêts de bétail. Mais s'il est moins nombreux, moins étendu, il n'en est pas moins fort, tant il a perfectionné son organisation clandestine. Messali, le Mahdi, s'agite comme ces inspirés qui de tous temps séduisent les foules, mais derrière lui les intellectuels en liaison avec Le Caire et Karashi, voire avec Moscou, ont institué un réseau serré de résistance. M. Ferhat Abbas évolue toujours, fort des sympathies qu'il a su se créer à Paris. Les gros colons continuent de rêver d'un dominion calqué sur l'Afrique du Sud. Mais aucun de ces autonomismes n'est vraiment puissant. Messali méprise M Ferhat Abbas, cet espèce d'amant refoulé de la France, il déteste sa femme européenne, son complet veston, sa culture, son rationalisme. M. Ferhat Abbas sait bien, de son côté, que plusieurs siècles le séparent de Messali. Quant aux colons, ils sont séparatistes surtout parce que la France est une empêcheuse de manger en rond le musulman, qu'il soit messaliste, partisan du Manifeste ou pauvre gueux apolitique.

Aujourd'hui, à l'ombre du médiocre palais de l'Assemblée Algérienne se prépare un séparatisme nouveau qui allie momentanément les éléments de la population musulmane et les éléments de la population européenne. On murmure ici que ce mouvement a joué un rôle certain dans les élections au premier collège du département d'Alger. Du côté européen, ce n'est plus le vieux séparatisme agraire des colons, mais un autonomisme né dans les milieux industriels insurgés contre la politique de Pacte Colonial que, dit-on à Alger, Marseille imposerait à la métropole. Du côté musulman c'est un autonomisme plein de nuances, de repentirs. Mais ces deux courants se conjuguent. Ils ne s'affrontent pas comme la masse des fellahs et les colons. Leurs participants peuvent mettre en commun ce qui se partage le mieux, les espérances. On s'entend pour éloigner la métropole en partageant des richesses futures et probablement imaginaires.

Cette entente durerait-elle si le tiers-arbitre métropolitain disparaissait ? On peut en douter. Ni l'Assemblée Algérienne, ni le Gouvernement Général ne suffiraient à l'imposer. Et pourtant, de ce développement nouveau de l'autonomisme, de son ampleur qui, après seulement quelques mois d'absence me surprend, l'une et l'autre sont les grands responsables.

Les institutions ont leur logique. On ne devait pas créer une Assemblée Algérienne si on ne voulait pas préparer une République Algérienne. Je sais : on a entravé de bandelettes de papier son développement, à cette Assemblée. Elle les a brisées ou elle les brisera. Déjà elle réclame le pouvoir législatif. Personne ne peut l'empêcher d'obtenir ce pouvoir, ni une Assemblée Nationale distraite par d'autres soucis, ni une Assemblée de l'Union Française à qui on dénie la compétence algérienne (et de toutes façons émasculée). Ne serait-ce que pour justifier leur existence, un nombre croissant de délégués de l'Assemblée Algérienne pousseront à la roue de l'autonomie.

Et le Gouvernement Général ? Sa masse surplombe Alger, elle l'écrase. Quand on arrive en Alger par la mer, c'est lui qu'on voit en premier, l'immeuble géant situé en éperon sur la ville. Il domine également la coulée blanche de la Kasbah et la coulée ocre de la ville neuve. De partout on le voit.

Cet énorme immeuble enserre (cache presque) en son entresol le bureau du Gouverneur Général. Une table Faubourg Saint-Antoine, des fauteuils de cuir, une grande baie où la mer, la ville et quelques bananiers ornementaux composent une carte postale en couleur. Ici travaille, comme emprisonné, le représentant de la Métropole. L'immeuble le surplombe, lui aussi, l'écrase, le domine.

Et c'est ici, dans les alvéoles innombrables de cette espèce de solarium que s'élabore le mieux l'indépendance algérienne. Action inconsciente, mais combien forte ! On ne suit même plus la politique de Paris. On ne prend plus garde à obtenir de l'Assemblée Nationale les textes nécessaires à l'Algérie. On recourt à l'Assemblée Algérienne. L'Algérie a des préfets ? Pour mémoire, sans doute. Ils ne correspondent avec Paris que par l'intermédiaire du solarium géant. Autant dire que celui-ci filtre et classe ce qui lui plaît. Ce solarium est en réalité un écran entre la métropole et l'Algérie.

Nous savons que dans certaines de ces alvéoles travaillent des fonctionnaires pleins de conscience et de patriotisme. Qu'y peuvent-ils ? C'est encore la logique des institutions. En face d'une Assemblée Algérienne avide de pouvoirs législatifs le Gouvernement Général ne peut pas ne pas prendre figure d'Exécutif. On pourrait presque dire que dans une Algérie où personne ne veut vraiment l'autonomie tout le monde se précipite vers elle – combien vite !