ALGERIE, notre souci

Terre humaine décembre 1951 pp. 81-93

Un bateau blanc, tout blanc s'en va dans le crépuscule. Au-delà de l'Amirauté, il tourne lentement, imposant l'image surfaite d'un cygne. Le couchant ou ses hublots qui s'allument le parent d'un reflet doré. C'est l'heure très brève qu'Alger se dégage de sa torpeur. Les rues s'emplissent, où brillent les devantures. Les matelots en blanc déambulent trois par trois. Les élégants de Bab-el-Oued, pantalon d'azur ou bois de rose, descendent vers la place du Gouvernement. Dans les ruelles de la Kasbah brillent comme des joyaux des piles de citrons et de melons d'eau. Plus inquiétante encore que le jour, avec ses impasses à boxons, ses bains qui s'appellent « fleur du bonheur » ou « messager de la joie », avec ses odeurs d'urine, de viande avariée, d'épices et d'encens, la Kasbah s'insère comme un coin jusqu'au  Palais de Justice, presque jusqu'à l'Hôtel Aletti, symbole de toutes les prétentions de l'Alger moderne. Deux mondes se côtoient, se frôlent, se pénètrent et malgré tout s'ignorent. Deux mondes cohabitent et s'exècrent entre les collines chevelues d'eucalyptus et le port grinçant de tramways et de grues. L’Orient et l'Occident brassés ensemble, secoués ensemble comme des dés dans le cornet de l'Histoire.

Derrière, ce sont les montagnes avec leur toison clairsemée de pins. Plus loin le paysage se purifie. Aux approches des hauts plateaux il n'est plus qu'une coupe d'or qui vers le soir se fait rose, puis violette. Viennent les hauts-plateaux qu'arpentent les nomades, leurs femmes juchées tout au haut du chargement des chameaux. Un monde qui sort droit de la Bible vit là, juste à côté. Lui aussi s'impose, lui aussi contribue au disparate de ce pays de toutes les contradictions : l'Algérie.

Homérisme électoral

Ici la démocratie occidentale se heurte à la fois avec la féodalité du Maghreb et la théocratie musulmane. On vient de voter. On l'a fait selon toutes les formes imposées pour la métropole. Une loi qui parle de listes, d'isoloirs, de bureaux de vote a été plaquée sur ce monde où les troupeaux de moutons dérivent au gré des saisons, où les femmes glissent un œil à travers le paquet de leurs voiles, où l'Islam impose sa complète confusion du spirituel et du temporel. Je ne m'étonnerai donc pas qu'à peine débarqué en Alger on ne m'ait parlé que de fraudes électorales. Certes, on doit prendre garde qu'avec une fièvre très orientale, on exagère toujours ces sortes d'affaires. D'une fois à l'autre, et partout dans le pays, on raconte les mêmes histoires. Ainsi autour de cette Méditerranée qui en est si riche sont toujours nées les légendes. Les commentaires sur les fraudes font désormais partie intégrante des élections, et même si un scrutin est vraiment libre, on parle encore, de ces fraudes. La vérité est au-delà. Le trucage électoral est la conséquence normale d'un système artificiellement imposé par l'universalisme français. L’Administration, raconte-t-on, rempli des urnes à l'avance et corrige les procès-verbaux au corrector. C'est possible, mais là où, pour une raison ou une autre, ce n'est pas elle qui domine, d'autres remplissent aussi les urnes et corrigent les procès-verbaux.

Aussi choquante qu'elle paraisse, cette corruption électorale n'est que le résultat obligé de la rencontre entre deux éthiques politiques entièrement divergentes. L'Islam vit dans la confusion du spirituel et du temporel ! en un mot il est théocratique. Or, la théocratie nous est absolument inintelligible. Nous n'avons jamais rien connu de tel. Nos prétendues théocraties n'ont été que des hiératocraties – et je ne suis pas sûr que les quelques années de dictature calviniste à Genève aient été plus. Les tentatives d'asservissement du spirituel par le temporel ou du temporel par le spirituel, dont l'Histoire européenne offre de fréquents exemples, témoignent encore de leurs distinctions. Comment veut-on qu'à rebours les musulmans non évolués du sud ou des Hauts-plateaux comprennent vraiment notre anti-absolutisme.

L'universalisme français ne fait d'ailleurs que souligner un heurt qui se produit dans les pays gouvernés par des souverains musulmans. En Algérie même, c'est le heurt entre les « vieux turbans » et les jeunes couches occidentalisées qui sortent des universités françaises. Là encore deux mondes se rencontrent sans se pénétrer ni surtout se comprendre. Je me rappelle cet avocat musulman, d'une très forte culture juridique, qui me disait des chefs des Grandes Familles : « Cette bande d'illettrés, comment ose-t-on les présenter aux élections ? ». Avec sa neuve culture occidentale, ce grand avocat comprenait encore moins que nous la valeur des traditions de son pays. Quant aux bachagas du sud, ils parlent des médecins ou avocats de la Côte comme le duc de Saint-Simon de M. Fagon ou d'un Le Tellier « passé au bleu ».

Le heurt des « vieux turbans » et des « jeunes turcs » est peut-être atténué par la présence française, ou tout au moins devrait l'être. Un tiers arbitre pourrait régler le différend. Par exemple, lorsque pour les élections l'Aministration établit la liste qui bénéficiera de son patronage, pourquoi n'associe-t-elle pas certains éléments intellectuels aux représentants des « Grandes Familles » ? Je veux bien que les Grandes Familles gardent dans le sud (mais non dans toute l'Algérie comme l'affirme l'Administration) un prestige et un pouvoir. Outre que la politique des Grandes Familles tend dangereusement à devenir la politique d'une Grande Famille, la France commettrait une grave imprudence à se lier au sort d'une féodalité même si celle-ci était vivace. Personnellement j'ai assisté aux Indes à l'effondrement d'une féodalité beaucoup plus vivace. Elle a été emportée comme un fétu, et la Grande-Bretagne qui avait fondé sur elle sa permanence a perdu d'un coup l'essentiel de ce qui lui restait d'influence. C'est un exemple que les français devraient méditer.

Je serai même plus sévère. J'ai très peur que le goût de l'Administration algérienne pour les Grandes Familles, comme son horreur des élections, tienne pour une part de la manie. C'est un système préétabli qu'on adopte sans le discuter. On ne veut pas courir le risque de compter avec une élite indigène. On manque d'imagination créatrice. Surtout, et c'est un grand malheur, le corps des administrateurs algériens et nombre de sous-préfets appartiennent aux européens d'Algérie. Les fonctionnaires d'origine métropolitaine y sont très rares. Cette administration, en conséquence a toutes les faiblesses d'un monde clos. Au lieu de voir le problème algérien dans l'ensemble des problèmes français, elle ne voit que son aspect le plus étroit.

Partout en Algérie, et notamment en Kabylie, la France trouverait pourtant des élites indigènes. Un hasard m'a amené aux environs de Tizi-Ouzou, à cette école de Beni Yenni où les Pères Blancs forment depuis soixante-quinze ans les cadres d'un jeune peuple. C'est une très humble bâtisse dans un de ces villages que la crainte des arabes à juché au sommet d'un pic. Ainsi en Kabylie toutes les crêtes sont-elles soulignées d'une croute de toits à tuiles rondes. Admirable paysage ! Dans le creux de la vallée serpentait un oued de lauriers roses. Des cultures en terrasses, coupées d'oliveraies escaladaient les pentes. Tout un horizon de montagnes bleues se déroule autour de moi, que dominait de son âpreté mystique le Djudjura. Sur ce paysage de ferveur juillet « s'abattait à coup de triques ». La lumière répercutée de mont en mont résonnait comme un heurt de cymbales. Si forte elle était qu'elle vous arrachait de vous-même. Au centre de tous ces déferlements d'azur on se sentait comme sur une patène offert à Dieu.

Pourtant elle est terre à terre la vie de ces villages Kabyles où dans des masures travaillent d'admirables artisans. Elle est heureusement terre à terre, la vie des villages Kabyles. La lutte quotidienne pour la vie a corrigé les leçons trop exaltantes du paysage. La Kabylie est une région qui sait former autre chose que des chefs politiques. On y trouve des médecins, des avocats, des fonctionnaires, mais encore plus des jardiniers et des ouvriers minutieux. Peuple très différent des arabes, encore plus méditerranéen qu'oriental. Ici ce sont des gosses blonds qui jouent dans la poussière. Peuple extrêmement proche des corses ou des français méridionaux. Seule une islamisation bizarrement imposée par soixante-quinze ans d'administration « républicaine » en a empêché la totale assimilation. Malgré tout, la France a en Kabylie des possibilités qu'elle néglige.

Ne nous attachons pas trop à ces affaires d'élections. On ne parle que des élections, comme si elles pouvaient être un remède. J'ai peur que la naïveté démocratique des américains nous ait tous gagnés. Les vrais remèdes sont plus profonds, et nous en reparlerons. Le mal aussi est plus profond. Plus grave que la corruption électorale est une corruption fiscale qui accable les plus pauvres de tout le poids des impôts. La perception des impôts en Algérie, c'est l'histoire des publicains dans l’Évangile. Une grande table. Le Receveur des Contributions Diverses est à un bout. Au long de la table quelques notables, le caïd, puis le garde champêtre. On introduit Mohammed. Le receveur cherche ce nom sur un livre, puis annonce : Mohammed, cinq cents francs. » - « tu dois mille francs », interprète le garde champêtre. Mohammed paye les mille francs. Le garde champêtre en verse neuf cents au caïd qui en verse huit cents à son voisin. Le Contrôleur des Contributions Diverses a juste les cinq cents requis.  Et gare à Mohammed s'il proteste ou ne s'exécute pas. Demain le garde champêtre et le caïd seront chez lui pour le rosser d'importance.

Quand on a beaucoup séjourné en terre d'Islam, on perd la force de s'indigner. Dans quel pays du Moyen-Orient le poids de l'impôt ne retombe-t-il pas sur le plus pauvre ? Seulement, on voudrait que la présence française signifiât justement autre chose. On voudrait que l'alliance avec certaines féodalités même si elle est nécessaire ne signifiât pas le développement, le renforcement, voire la création de toutes les féodalités. Mais là, on est beaucoup plus loin que les élections.