Nouvelle consultation algérienne

De l'ignorance au « contactisme »

Je poursuis ma consultation. De visite en visite une impression se dégage qui, beaucoup plus que cette question de l'autonomisme, sera pour moi la « dominante » de mon nouveau séjour : trouver chez mes interlocuteurs un souci constant et parfois comme une hantise de connaître les musulmans. Combien nouveau, ce souci ! Tel ami dont l'ignorance de l'Islam était un scandale, m'accueille en me parlant de son voisin, un riche marchand kabyle qu'il a invité à déjeuner. Ce directeur de collège religieux m'explique son souci louable, même si tardif, d'ouvrir son collège à des musulmans, malgré les difficultés causées par l'âge différent de la puberté et par une morale sexuelle divergente. Chez certains le zèle des néophytes va plus loin. Ils ne parlent que de leurs « contacts » avec des musulmans. Ils brusquent les étapes. Ils négligent toute précaution et toute information préalable.

Sans doute n'est-ce le fait que d'isolés. Mais une conversion si rapide m'inquiète, et j'imagine qu'elle doit inquiéter aussi ceux de mes amis qui depuis longtemps travaillent au rapprochement des deux communautés. Cette générosité toute neuve et très ignorante a de quoi réjouir (tout vaut mieux que la vie parallèle et réciproquement méprisante des européens et des musulmans) mais paraît grave de leurres. Mal préparés, ces contacts peuvent mener au pire échec. Le premier danger serait d'ignorer le fossé métaphysique – et on l'ignore trop souvent. Quand on évoque la sourate qui reconnaît la conception virginale du Christ, on ne doit pas oublier qu'elle se termine par l'affirmation : « Allah ne peut avoir de fils ». En nous rappelant, dans sa première partie, ce passage du Coran, nos interlocuteurs musulmans n'obéissent qu'à un souci de politesse très sympathique – ce n'est quand même qu'un souci de politesse. Certains, à Alger ou ailleurs, imagine je ne sais quelle Table Ronde métaphysique. Les chrétiens, adorateurs d'un Dieu-Homme, ne peuvent pas, de ce fait même, ne pas scandaliser les musulmans. L'ignorer est courir à l'échec.

L'autre danger est d'un autre ordre. Les musulmans, bénéficiaires d'amitiés soudaines, ne vont-ils pas s'en offusquer ? Ou ne croiront-ils pas que ce zèle facilement indiscret recouvre une arrière-pensée? L'oriental, complexe et réservé, comprend mal nos brusques engouements. Je crains encore plus qu'une amitié ignorante provoque des malentendus, des froissements. Je me rappelle le temps où les petits jécistes, animés d'une sorte d' « ouvrièrisme », voulaient à tout prix entretenir des contacts étroits avec les jocistes. La J.O.C. s'y opposa – combien à juste titre. Elle craignait de tels froissements. Or le fossé d'un musulman à un chrétien est encore plus large qu'une barrière de classes sociales.  

Hier je me plaignais que les européens d'Afrique ignoraient les musulmans (et même je m'en plains encore). Aujourd'hui je m'inquiète d'un brusque zèle à les connaître. Eh oui... Comment n'en serait-il pas ainsi, quand ce camarade sachant (tout se sait vite à Alger) que je me préoccupe des rapports entre les deux communautés m'aborde dans le café où je prends mon petit-déjeuner : « Il paraît que vous voudriez des contacts avec des musulmans », me dit-il, avec un tel degré de sentimentalisme dans la voix, et traduisant aussi tellement bizarrement mon souci, que je m'en effraie. Comme si ces contacts étaient plantes de serres qu'on puisse forcer !

Les tocades amènent toujours des déconvenues. Leurrer les musulmans par une amitié intermittente, sous le signe de quelque chose qui ressemble au snobisme, ce serait trop grave. C'est pourquoi, à ce contactisme j'opposerai les rapports normaux, tels que la vie sait en procurer à qui en a le souci – rapports en vue d'un objet précis, et par la même dégagés de l'engouement et de l’intermittence. Le syndicalisme en est une remarquable occasion, avec la solidité des communs dénominateurs d'intérêts. L'action municipale, là où le jeu n'est pas trop faussé au départ, en sera une autre. Un travail de rapprochement se fera dans l'effort pour assainir matériellement et moralement certains quartiers. Simples exemples, destinés simplement à montrer la voie qui me paraît la meilleure. Une autre occasion devrait être fournie par les corporations étudiantes. Hélas ! Ici le snobisme n'est pas au contraire – et réciproquement – le pire racisme. Perte irréparable que les petits étudiants européens des facultés d'Alger pleureront un jour, j'en ai peur.

 Seuls aussi ces rapprochements guidés si on peut dire par des cadres naturels, tels que le travail, la municipalité et l'école, échappent au paternalisme. L'engouement que je dénonçais, quand il n'est pas curiosité ou sentimentalisme, est assez souvent paternaliste. Dans ces cadres naturels seulement nous seront conduits à demander autant que nous donnerons. Il ne s'agit pas « d'aller au musulman » réplique de « aller au peuple » de nos grands-pères.

« Au delà de ces rapports désignés par la vie, - me dit un ami depuis longtemps actif pour rapprocher les communautés – l'heure n'en est encore qu'au double monologue. Nous avons trop à préparer nos communautés respectives. Aller plus loin trop vite, c'est bâtir sur des contre-sens – contre-sens dont la politique tisse son rideau d'illusion. Exposons loyalement nos points de vue. Monologuons loyalement de part et d'autre. A la longue ces voix parallèles s'accorderont. Quand elles seront dans le même ton, le dialogue sera engagé sans même que nous nous en soyons aperçus ».2

Voilà ce qu'on m'a dit. Certes ce don est un de ceux où je n'ose rien affirmer. Je veux surtout me réjouir de ce souci nouveau dans le milieu européen d'Algérie. Quant à justifier mes réserves, je dirai seulement qu'après quatorze siècles de silence un dialogue ne s'engage pas sans prudence. Le but est de faire vivre ensemble des hommes et non de tenir des propos de salon. Une  intelligence de surface n'y suffit pas. Je sais bien que ce matin, à Notre-Dame d'Afrique, des mauresques voilées jusqu'aux yeux priaient la noire madone au manteau bleu, mais au pied de la Basilique, serré entre la colline et la mer, s'étend un long cimetière : un cimetière musulman, puis un cimetière chrétien... les morts eux-mêmes ne sont pas confondus.

Seul ce paysage nous appartient à tous, cette mer impavidement bleue – ciel répercuté plus intense – où semble un jeu d'enfant l'escadre qui manœuvre, cette mer, le parfum des prairies en fleurs, comme déjà odorantes du miel qu'elles donneront, et puis aussi le parfum des orangers. Là-bas, transluisent sous l'azur les murs blancs et les toits roses d'Alger. Des enfants soufflent dans des pipeaux comme les pâtres de Virgile. Paix de ce paysage, paix qu'on voudrait savoir dans les cœurs, et qu'elle les pénètre, et qu'elle les unisse.

Un jour viendra sans doute, et malgré tout cette inquiétude neuve que je discerne et qu'attestent tant de confiances le présage : ces deux communautés comprendront les exigences de leur double permanence sur cette terre qui, comme toute la terre, appartient à tous les hommes. De leur rapprochement une civilisation neuve peut naitre, génératrice de grandes œuvres. Et n'en ai-je pas vu les prémisses, non pas à Alger, mais dans ce Maroc que son caractère Atlantique fait quand même plus proche de nous ? J'ai parcouru la plupart des pays musulmans. Leur plus beau monument – le plus expressif – est à Casablanca, le Palais du Pacha qu'un français vient de dessiner.  Je ne parle pas de ces patios en stuc ajouré (inspirés d'un Alambra trop copié ils évoquent fâcheusement les casinos du XIXè siècle), mais de sa sévère cour d'honneur. Nulle part l'âme marocaine, si noble et seulement en secret frémissante, n'a été mieux traduite. Âme orientale mais à sa façon ascétique, ces murs sans ornement et dont l'équilibre des plans  est la parure disent son art d'harmoniser le goût de l'ordre le plus serein et la plus déchirante mystique. C'est le soir, or sur or se composent les ombres et les lumières, et seul chante à part comme pour une sorte de concerto visuel, le toit vert. Cette rigueur française dans l’expression d'une visibilité toute mauresque, ne l'est-ce pas déjà, l'image d'un monde où par delà le double monologue, puis le dialogue, par delà aussi la ronde des milliards, sera le don.

 


2 A ce propos des musulmans algériens, je voudrais dire un mot de leur « désislamisation ». voilà encore un phénomène qui, de voyage en voyage, me frappe. Désislamisation préparée d'ailleurs par une large corruption de l'Islam. Je voudrais bien savoir combien de musulmans d'Algérie, en dehors des miséreux, ne boivent pas d'alcool ? Une école française mal adaptée y a sa responsabilité, comme les écoles coraniques dont l'obscurantisme archaïque ne peut que rebuter les jeunes. Hélas ! Dans les âmes vidées par la désislamisation le marxisme se coule tout naturellement, oui tout naturellement, tant le stalinisme est un Islam désaffecté. Comment aider l'Islam à se retrouver lui-même, à se retrouver dans sa pureté originale par delà une corruption qui, en fait, remonte aux Abbassides ? Voilà encore un des problèmes que devront tenter de résoudre ceux qui veulent réaliser autre chose que du contactisme.