Nouvelle consultation algérienne

Milliards et misère

Misère d'Alger : plus que jamais elle m'a frappé, peut-être parce que le printemps associait son luxe au luxe trop éclatant de quelques-uns. Misère physique et misère morale. Elles prennent à la gorge. Impossible de les ignorer quand les petits cireurs de chaussures jouent à des jeux obscènes en plein milieu du square Bresson, ou qu'un maquereau de seize ans, gifle à l'appui, exige des plus jeunes qu'ils astiquent pour rien leurs souliers. Cette joie d'Alger, elle dévore les enfants.

En haut, tout en haut, c'est la ronde des milliards. Alger est la seule ville de France où les revenus annuels (et non la fortune) de quelques-uns se  chiffrent en milliards de francs. Et cette province métropolitaine de notre très démocratique République est aussi une dictature : la dictature de ces milliards. Ils écrasent le Gouvernement Général, l'Assemblée algérienne, l'Administration, et, par delà tel ou tel groupe politique qu'ils financent, quelle part de la France ne gouvernent-ils pas aussi ? Et l'argent, il fait des petits, ici. Il en naît tous les jours, de ces petits milliards. Une économie s'en construit, une économie qui n'a d'autre objet que de procréer des petits milliards, une économie où la richesse est engendreuse et de milliards et de misère.

S'en soucie-t-on ? Une chose m'a toujours surpris : la complicité générale dont jouissent les fabricants de milliards. Ils n'ont même pas besoin d'en distraire une part pour protéger le reste : ils ont si bien fait croire qu'ils représentaient l'ordre et, dans ce pays divisé entre deux communautés religieuses et raciales, ils ont si bien persuadé l'élément européen qu'il leur était solidaire !

Une économie sur la pointe... la joie d'Alger n'invite pas à jouer les Cassandre. Mais est-il besoin d'être Cassandre pour prédire la crise ? L'Algérie est pauvre, je le sais ; l'Algérie est surpeuplée, je le sais encore mieux ; mais l'Algérie c'est aussi huit ou neuf millions d'hommes sans pouvoir d'achat, parce qu'à forger des milliards on néglige de fabriquer les centaines de francs qui achètent. Il n'est pas besoin d'être Cassandre... Dans telle ou telle arrière-boutique Kabyle ou M'zabite on m'en parle, et je sens le vieux fond religieux et racial se mêler à la révolte – même si quelques musulmans savent très bien la danser, la danse des milliards : et ils ne s'en font pas faute.