Divers

Les enfants de Prospero

La Croix 19/1/1967

Nos idées marchent moins vite que le monde. Elles évoquent ces étoiles que nous contemplons, les soirs d'été, sans savoir si elles ne sont pas éteintes depuis très longtemps. Le répéter après tant d'autres apparaîtra un truisme ; mais, malheureusement, de ces vérités mortes nous instruisons notre action. Elles nous dictent des contresens. En 1967, nos cerveaux palpitent au XIXe siècle.

J'y pensais en écoutant, lors d'un dîner à Paris, des propos tenus sur les Français expatriés en Afrique. On parlait de leur société comme si en soixante-quinze ans elle n'avait pas évoluée. À entendre certains commensaux, j'aurais pu les croire contemporains des pionniers. Ils exaltaient ou blâmaient nos contemporains ultramarins pour des qualités ou des vices qu'ils ne possèdent plus depuis longtemps. Voilà bien des années pourtant qu'au colonisateur, ce Prospero, efficace et dur, peu scrupuleux, mais bâtisseur d'empires,  ont succédé de tout autres hommes. D'abord le Colonial, décalque du précédent (mais le visage un peu dilué dans la graisse), avec en moins certains défauts, mais en moins aussi beaucoup de vertus. Pendant quelque cinquante ans, il fut toujours s'affadissant. Le frigidaire brusqua cette évolution ou plutôt suscita une révolution. Car s'en fut une pour de petits mondes fermés : le frigidaire, changeant les conditions de vie, permit la venue de l'Européenne. celle-ci débarqua, charriant dans ses malles tout un lot de préjugés. Souvent désœuvrée, encore plus engluée dans un racisme passif, elle s'acharna (sauf, bien entendu, des exceptions heureusement nombreuses) à reconstituer autour d'elle-même et de son mari la Brive-la-Gaillarde ou le Saint-Pol-de-Léon quittés. Quant aux Africains, jadis très proches des pionniers, même quand ils en pâtissaient, les voilà exilés loin des banlieues exotiques où se joue le mime de la sous-préfecture française. Ils ne constituaient plus guère qu'un élément du décor et disparaissaient le soir avec le dernier boy, comme engloutis par les ténèbres.

Presque autant que le Colonisateur, le Colonial a disparu. Il fut remplacé d'abord par un personnage heureusement éphémère : le Fabricant-de-CFA. Né au lendemain des indépendances, parcimonieux pour lui-même et avare pour les autres, servile avec les Africains quitte à en médire, il grêla ces dernières années comme sauterelles sur un champ de mil. Passager d'une Afrique qu'il ne voyait que de la rambarde de son âpreté, il projeta en écran la villa de la Côte d'Azur que parfois, à force de privations, il était venu gagner. Nous étonnerons-nous que cet individu falot, défini par un compte postal, se voit estompé, malgré de multiples survivants, presque sans laisser de traces ?

Il finit à son tour de s'effacer, m'a fit remarquer un ministre tchadien avec qui, récemment, je m'entretenais de cette évolution des Européens d'Afrique. Deux sortes d'hommes l'ont déjà remplacé : le Coopérateur et l'Entrepreneur. Ils se distinguent de leurs devanciers immédiats par la volonté de construire. Ils rejoignent ainsi les pionniers dont l'un, le Coopérateur, se distingue par plus de générosité et l'autre, l'Entrepreneur, par une énergie mieux orientée. L'un parfois naïf et mal préparé, l'autre souvent trop empressé à conquérir la fortune, en dépit de leurs lacunes, ils bâtissent.

Et pour eux, l'Afrique existe. Reste à savoir si eux-mêmes existent vraiment aux yeux de l'Africain. Reste à savoir si, pour l'Africain, ils ne demeurent pas cachés par le mur d'incompréhension qu'a érigé la situation coloniale. Que de jeunes coopérateurs ou entrepreneurs j'ai vu se rebuter de n'être pas compris ou, tout au moins, de ne pas se faire admettre à l'amitié africaine ! Conseillons-leur de patienter. Cette amitié s'avère lente à gagner, car elle suppose que par dessus le passé colonial et les complexes du Noir baptisés par lui nationalisme (au vrai, trop fréquemment, maladroites rancœurs et xénophobie) s'instaure la confiance. Il y faut au minimum quatre ou cinq ans. Mais cette amitié ne se perd plus. À la fin de la comédie, Prospero fait de son île le royaume de la réconciliation.