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Comprenons les étudiants en médecine

La Croix 14/11/1969

 

Il serait temps que finit la grève des étudiants en médecine. À la longue, ces étudiants risqueraient de perdre un calme qui, j'en apporte ici un témoignage, est jusqu'à présent exemplaire ; d'autant que l'excès des démonstrations politiques pourrait produire l'effet d'une provocation. Le gouvernement se doit donc, et nous doit, de prendre en considération cette grève et de donner aux étudiants satisfaction pour la part légitime de leurs revendications.

Il ne faut pas, en effet, que ces jeunes gardent l'impression d'être victimes d'une injustice. Ils en resteraient marqués pour la vie. Ils ont eu la grande sagesse de refuser toute politisation. Qu'on reconnaisse cette sagesse en sachant les écouter, sinon ils garderont l'impression que seules paient les grèves politiques et que les extrémistes ont raison dans leur délire. Au premier heurt, nous reverrions des barricades. Ils souffrent déjà d'avoir été calomniés. Des communiqués officiels ont prêté à confusion, disant qu'en tout état de cause, le gouvernement ne laisserait pas les malades pâtir de cette grève... alors que celle-ci n'a jamais été exercée par les hospitaliers, mais seulement par des non-soignants et en dehors de l'enceinte hospitalière. Laisser planer une telle équivoque est grave.

Certains, en haut lieu, ignorent-ils donc la sensibilité des jeunes à l'injustice ? Ne savent-ils pas que les étudiants en médecine sont, dès le premier jour, conscients que leur carrière doit être un sacerdoce ? La démagogie, même au profit du pouvoir et de l'ordre, est toujours pernicieuse ; or, c'est démagogie que dresser l'opinion contre les étudiants en agitant le spectre d'un danger qui n'existe pas.

Déjà le fait que les étudiants en cause soient unanimes serait une raison de procéder à un examen sérieux du dossier. Une grève, qui a duré ce temps sans piquets ni molestations, a des racines profondes dans l'esprit de ses participants, sinon dans les faits. C'est dire que se contenter d'imposer la force serait dangereux. Dans un dossier soutenu unanimement, tout ne peut être négatif.

Et tout n'est pas négatif dans ce dossier là. J'ai suivi cette affaire dans le cadre de l'excellente Association des parents d'étudiants mineurs. Créée pour rappeler que dans les événements de la vie étudiante, les parents ont leur mot à dire, elle ne saurait être suspecte de quelque maoïsme que ce soit. Or, au cours d'une réunion à laquelle participait un membre du Cabinet du ministre, j'ai acquis, à travers la faiblesse même des arguments de ce haut fonctionnaire, la conviction que certaines revendications étudiantes étaient justes.

Je ne nie pas la nécessité d'une sélection. On ne doit pas laisser les jeunes entrer plus avant dans une voie sans issue. Encore ne faut-il pas exercer cette sélection avec brutalité, d'un seul coup ; sur des étudiants auxquels on inflige, dans une lutte pour la vie dont ils pressentent la dureté, un handicap de deux ans qui pèsera sur toute leur existence. Mais surtout la solution que propose le ministère présente des aspects que ne ne crains pas de qualifier d'absurdes.

Absurde, par exemple, que prétendre dans certains CHU imposer en cinq mois un programme d'anatomie normalement effectué en deux ans. C'est pour le jour de l'examen, la sélection par la mémoire mécanique et pour demain la sélection par l'ignorance, car ce qu'on apprend par un tel forcing (qu'on excuse mon franglais), l'esprit le rejette immédiatement. Absurde aussi qu'exiger la moyenne à chacune des dix matières de l'examen sous peine de perdre le bénéfice de tout son ensemble. Un étudiant aurait 19 sur vingt à neuf matières, mais seulement 9 en une discipline accessoire pour les futurs médecins : il devrait recommencer toutes les épreuves ! Après la sélection par l'ignorance, c'est la sélection par la médiocrité au profit du personnage falot qui alignera péniblement ses 10 ou 10,5 à chaque matière contre le candidat qui possédera une étincelle de génie à côté d'une lacune secondaire.

Je passe sur d'autres faits que le gouvernement devrait connaître aussi bien que moi. Alors, qu'à ces étudiants on n'oppose pas l'intangibilité d'un texte aussi visiblement mal étudié ! Qu'on ne leur cause pas le crève-cœur d'être les victimes des jeux politiques obscurs d'un ministre contre son devancier (cette interprétation devant un attachement aussi bizarre à un texte paraît difficile à écarter) ou de je ne sais quelle revanche de prétendues traditions qui ne sont trop souvent que routines ou mandarinat. Qu'on ne leur dise pas comme un des communiqués que « cela s'est toujours fait » (ce qui d'ailleurs semble inexact) comme si on ne soupçonnait pas que l'ère atomique n'est pas celle de la première locomotive.

Qu'on ne sacrifie pas une génération de jeunes que, pour ma part, j'admire. On parle beaucoup des drogués et des hippies : qu'on sache être juste envers les studieux – heureusement bien plus nombreux, - cette génération si âpre au travail que la rentrée a provoqué l'admiration des maîtres, mais que l'injustice gâcherait à jamais. Le président de la République et le premier ministre sont des hommes d’État. Ils ont l'un et l'autre prouvé à maintes  reprises leur hauteur de vue, leur esprit politique, leur sens de la transaction. Puissent-ils comprendre qu'une trop absolue obstination ministérielle préparerait quelque nouveau mai 1968 puisque seuls les mai 1968 paraîtraient obtenir le renouvellement et la justice !