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La vraie gloire

Napoléon ou Rembrandt ?

France Forum n°98-99 10-11/1969

 

On célèbre à grand bruit le bicentenaire de Napoléon, au point qu'on en oublie, ou presque, des commémorations au moins aussi importantes. N'est-ce pas en 1669 qu'est mort Rembrandt ? On en parle pourtant bien peu. Certes, après avoir « assassiné » Bonaparte, Napoléon remporta encore des victoires, de grandes victoires, mais son règne plein de gloire militaire fut coûteux pour la France. Il l'a restitua plus petite qu'il ne l'avait trouvée. Esprit conquérant, il l'épuisa de batailles. Ainsi retarda-t-il son développement à l'orée de l'ère industrielle, et, lui qui haïssait l'Angleterre, c'est de celle-ci qu'il assura la prépondérance victorienne. Plus gravement, décimant de guerre en guerre la jeunesse française, il provoqua le déclin de notre pays : celui-ci devait en perdre sa place de première grande puissance. Il a détruit la famille et démembré les campagnes par son Code Civil et pour un siècle et demi asservi la femme. Il nous a doté d'une administration apoplectique de centralisation. Et pourtant il exerce toujours sur les Français une fascination. La foule défile devant son tombeau des Invalides.

Serait-ce parce que cet homme, dont l'étonnant génie n'a rien laissé après lui, pas même un château de Versailles, subit à la fin de sa vie le sort le plus injurieux ? Alors, il devint vraiment grand. Bafoué, trahi, son épouse entre les bras d'un colonel borgne, son fils élevé à l'autrichienne sans qu'il en sache jamais rien, lui-même exilé aux antipodes, soumis aux mesquineries d'un geôlier à l'âme d' épicier revêche, il prend la taille de sa légende. Ce qu'une infructueuse gloire militaire n'avait pu, la déréliction le fait.

Pourquoi, dès lors, les expositions et les séances mémoriales mettent-elles toujours l'accent sur le conquérant, voire sur un législateur dont nous pâtissons encore, et si peu sur le prisonnier de Sainte-Hélène ? Pourtant, à exalter justement celui-ci,  on cesserait d'alimenter un des plus fâcheux courants politiques de la France. Les commémorations napoléoniennes de Louis Philippe ont engendré Badinguet. Le napoléon de Sainte-Hélène, lui, apporte une autre leçon. Il se rapproche de ce Rembrandt qu'on néglige de célébrer.

Rembrandt n'a certes jamais été homme de guerre, mais il fut homme de négoce. Il se complut dans le luxe et même avec ostentation. Les richesses de l'Orient entourent ses portraits et ceux de sa jeune femme : « Des meubles luisants, polis tous les ans... ». Il se drape dans les soieries de la Chine et les cachemires de l'Inde. Pourtant, même alors, on sent sourdre progressivement le courant spirituel qui devrait créer le vrai Rembrandt. Dans le Fiancée Juive de Leningrad, dans le Saül et David de la Haye, la veine déjà se fait jour. Mais c'est après la misérable semonce pour inconduite, après la faillite, après l'abandon de tous ses amis, que Rembrandt opère la découverte que Dostoïevski devait effectuer au bagne : la découverte de la pitié. Charles Du Bos a écrit un admirable livre qu'on devrait bien rééditer : « Du spirituel dans l'ordre littéraire ». Il aurait pu lui adjoindre un « Du spirituel dans l'ordre des Arts » où il nous eût donné le vrai sens des chairs spiritualisées de la Bethsabée du Louvre ou de la Femme se baignant de la National Gallery.

Cette grandeur-là ne comporte aucune contrepartie. L'humanité n'a subi aucune ponction sanglante. Une telle gloire est européenne, elle est mondiale (sur certains portraits de Titus flotte le sourire des Reines de Chartres et des Bouddhas Khmères). Pour assurer cette grandeur-là, personne d'autre n'a souffert que le peintre, seul entre son petit garçon et sa servante-maîtresse.