Divers

Le Défi de Picasso

La Croix 30/12/1966

 

Les expositions Picasso vont fermer leurs portes. On s'y est pressé, et l'attitude des visiteurs qui envahissaient les salles fut peut-être aussi intéressante que la manifestation artistique elle-même. Ces visiteurs de toutes races et de tous pays, les uns avec le demi-sourire de ceux qui craignent d'être dupe, les autres méditatifs et fervents jusque devant les toiles les plus contestables, situaient par leur contenance mais indifférent, et chacun, même le moins expert, professe sur lui une opinion. Est-ce parce que jadis je vis un film sur son œuvre où, en dernière image, il tire la langue aux spectateurs ? Pour moi, en parcourant, non sans un confus malaise, ces kilomètres de peintures, de faïences, de dessins, de sculptures, d'estampes, j'ai cru entendre un rire et un défi.

Rire et défi expressifs d'une révolte non par politique, même si Picasso se présente en militant extrémiste, mais métaphysique : révolte contre la douleur et révolte contre les limites de joies charnelles. « La chair est triste » : sous les cimaises du Grand Palais, le vers de Mallarmé m'a hanté. Tristesses des visages aux Picasso d'avant Picasso, poignante et humble., elle n'a pas encore cédé à la hargne. Grêles prostituées, pitres anguleux, mendiants dont ce petit-fils de Zurbaran aime les faces ravinées, ces peintures froides sur des dessins étirés ont les accents du Greco. Tristesse aussi des acrobates fragiles. Et la chair ne console pas : les « embrassements » sont désespoir quand (je pense à une gravure de la Nationale) ils ne dégénèrent pas en empoignade. Ainsi Picasso traduit-il l'âme d'une époque qui bute sur le problème du mal et ne supporte pas d'entrave à son érotisme. Hostiles et laudatives, les foules se reconnaissent en son œuvre.

Dans sa rébellion, Picasso veut déplacer les limites de la chair : telle m'apparaît les racines de son obsession sexuelle. Cette chair incapable de la joie qu'il désire, il la blasphème. Il en envahit ses toiles, mais par les attributs de sa bassesse.

Et se dresse une rage iconoclaste contre toute l’œuvre de Dieu. Le visage humain, reflet du ciel, se dégrade et disparaît. Le sexe s'y substitue. Je ne connais tel éclatement que dans les structures homicides des Aztèques et Picasso ne s'inspire pas sans motif des dieux de sang précolombien. Le blasphème s'acharne surtout contre la femme, comme pour se venger de sa puissance rédemptrice. Son corps, sans tête ou presque, grimace une contorsion obscène, quand ne l'humilie pas une posture coprologique. Les testaments de l'esprit, non plus, en sont pas épargnés : inlassable, Picasso déchire à travers ses toiles « l'Olympia » de Manet, voire le Christ du « Jugement dernier ». Il traduit « les Ménines » de Vélasquez en graffiti du métro.

Pourtant, dans cette terre désolée jaillit une source : les portraits d'enfants. Pour eux, on pardonnera beaucoup à Picasso. Ces portraits chantent un solo de flûte, sans souci de la douloureuse cacophonie environnante. Dans le jazz le plus débridé, c'est une phrase de Mozart. Pour les enfants, la révolte de Picasso se fait tendresse et pitié. Leur faiblesse émeut. Jusque dans ce monde de haine et de violence, elle force à l'amour. En ce temps de Noël, comment n'y être pas sensible ?