Divers

Un mendiant

Mai 1939

 

Si pur est le printemps à Paris qu'il semble abolir tous les drames. Ils perdent leur consistance dans le bonheur diffus sourdant aux choses. Ces soirs où l'air hésite entre l'or et le rose, coule et dépose sur les façades ; où les fontaines ont des bruissements de forêt sous le vent ; où Notre-Dame fuse le réseau de ses arcs comme un jeu d'eau vers la Seine, le bonheur pénètre divinement tous nos sens. Une minute fragile entre deux saisons, il est la seule réalité. Le jour vif, le vert aigu des pelouses, les marronniers en fleurs ne sont qu'un couplet de son chant.

Pourtant, un mendiant debout et muet suffit à briser ce bonheur. Les bras tombant au long du corps et les doigts gourds, immobile, il enferme en lui un autre univers, un autre univers formé de deux ou trois phrases éparses qu'il roule sans cesse dans son esprit. S'il se cache derrière une porte d'église, ce n'est point honte de sa misère ; mais il se sent trop d'ailleurs.

Ce coin d'ombre au porche d'une église, cet angle de rue où passent rapides des femmes, ce hall de gare où chaque nuit il se réfugie lui sont des asiles hors du printemps insidieux. Sans doute ce mendiant est-il un petit comptable sans travail. Il s'est créé des habitudes précises comme un emploi. À midi, chaque jour, il s'adosse à ce magasin de porcelaine. Il attend, le chapeau baissé sur les yeux, l'heure de gagner son hall de gare. A-t-il jamais regardé les délicats objets de la vitrine ? Deux ou trois phrases tournent en lui où se situe tout son être. Il s'y accroche comme à sa vie même.

Il est toujours là... Les premiers temps la décence de sa mise arrêtait le regard... Son chapeau peu à peu a perdu sa forme, son manteau gode et se creuse. Tout entier il s'efface, il disparaît. Il se confond avec les murs ternes. Il est toujours là, mais jour après jour il s'effondre, tels les vieux chevaux dans les marais à sangsues et que chaque matin on retrouve un peu plus enlisés.

Il ne tend pas la main. Ce geste semble-t-il le sortirait de lui-même, le dégagerait. Pourtant, à une femme qui tous les matins lui donnait quelques sous, il a murmuré : « J'ai cinquante-cinq ans, je ne trouve plus de travail. On ne veut de moi nulle part ». Son silence s'est comme refermé sur lui. Il ne dit plus rien à ceux qui lui donne.

C'est cela tout son univers : « Il aurait voulu travailler, il n'a pas pu. Ce n'est pas de sa faute s'il mendie ». Tout le jour il retourne ces deux phrases. Cette injustice le possède. Il ne sent même pas sa faim. Peu importe qu'il s'écroule, qu'il disparaisse, cela vit en lui. Les autres mendiants ne sont pas ses compagnons de misère, même à eux il ne parlera pas. Le sentiment de cette injustice s'est pétrifié en un bloc dur dans son âme.

Parfois il semble oublier, il sommeille à demi, il ne sait plus bien pourquoi il souffre. Mais toujours il sent en lui ce bloc, comme s'il dormait sur une pierre.

Un jour il disparaîtra. On ne le verra plus contre sa vitrine. Et pourtant, jamais plus le printemps ne sera absolument ineffable, et nous sentons aussi, dans la délicate ivresse des premiers jours, comme une pierre à côté qui nous blesse.