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Loisirs et famille

Les annales de la jeunesse catholique 04-05/1937

Liberté des loisirs

Il est rare qu'un fait social ne réagisse point sur la famille. Plus qu'aucun autre celui des loisirs. On n'a plus que ce mot à la bouche depuis quelque temps. Il arrive que cela tourne à la psychose ou tout au moins au leitmotiv et à la panacée. Et si la question des loisirs n'est peut-être pas nouvelle et ne devrait pas poser, sauf pour la famille ouvrière, des problèmes inconnus, l'accent mis sur ce problème, lui, en pose. La famille, pour se développer vraiment, a besoin d’une certaine liberté. Ne risque-t-on pas, faisant des loisirs un problème nouveau, une certaine mainmise de l'État sur des loisirs qui lui échappaient et dont les citoyens avaient su s'accommoder, souvent pour leur mieux ? En faisant des loisirs un problème nouveau on autorise en quelque sorte (c'est ce que démontre Henri Chambre dans son article) l'État à accaparer un domaine qui jusqu'ici lui échappait.

Nous avons un peu voyagé, nous avons regardé autour de nous. Une conviction s'est établie au fond de nous-mêmes : il faut préserver la liberté. Elle seule nous permet d'être des hommes. C'est le grave danger des pays autoritaires, danger qu'ils courent sans peut-être s'en rendre compte : on y supprime toutes les libertés personnelles et les institutions intermédiaires qui en étaient l'expression, pour le seul profit de l'autorité étatique. Grave danger, car l'État risque toujours d'être païen, et dès lors rien ne nous préservera de son emprise. Grave danger surtout, parce qu'on fait ici le lit du communisme. Dans un pays comme le nôtre, ou mieux l'Angleterre, toute tentative soviétique trouvera de forts éléments de résistance dans les institutions locales et professionnelles. Même si la tête de l'État est gangrenée, la commune, le département, la famille peuvent être de forts éléments de résistance. Les communistes le savent bien qui prétendent tout niveler. Mais ces soi-disant États forts, annihilant les institutions intermédiaires, ne risquent-ils pas de lui épargner la moitié de sa besogne ? On change la tête et le tour est joué, il ne suffit plus que de gratter les emblèmes au fronton des monuments publics.

Ceci explique les craintes que ne peuvent pas manquer de faire naître les mots « organisation des loisirs ». Cette organisation doit être avant tout mise à la disposition. À la disposition de la personne d'abord, à la disposition de certaines institutions ensuite.

Nécessité des loisirs pour la Famille

Ce fut notre joie à tous quand, en juin dernier, la Chambre vota – enfin – les congés payés dans l'industrie. Les ouvriers avaient le moyen d'échapper un peu à la lourde vie quotidienne pour se retremper et se parfaire. La famille ouvrière surtout pouvait en profiter. La mère, le père et les enfants se retrouvant enfin, la communauté de vie permise au moins un certain nombre de jours. La famille pour vivre a besoin de loisirs. Les repas, un peu longs parfois, les rencontres, les vacances en commun en assurent la cohésion. C'est par les loisirs qu'on peut sans doute expliquer, en partie du moins, la survie de la famille bourgeoise, en dépit de l'individualisme contemporain. La JOC, qui s'est attaché à la défense de la famille ouvrière, à l'éducation de ses jeunes en vue de leur vie de famille, trouve dans les loisirs ouvriers comme un point d'appui. Ceci explique que, dès octobre 1936, elle ait attiré l'attention de ses membres sur les loisirs de la famille ouvrière tout entière.

Les loisirs sont une condition de la vie de famille, inutile d'insister je pense sur une vérité aussi évidente pour chacun de nous. Quand le père, la mère et les enfants travaillent chacun d'un côté et ne se rencontrent que harassés de fatigue pour un bref repas du soir, il est difficile d'appeler cela une vie familiale. L'esclavage ouvrier du XIXe siècle, la grande honte qui pèse sur celui-ci, a directement préparé la démoralisation familiale de notre époque. Quand n'existait même pas le repos dominical et que les ouvriers travaillaient jusqu'à dix-huit heures par jour (ou même douze avec des temps de travail calculés de telle manière qu'ils ne pouvaient pas rentrer chez eux), la vie de famille était impossible. Le mariage se trouvait vidé de tout son élément positif et constructif. On favorisait ainsi l'union libre – puisqu'en fait le mariage n'aboutissait plus à la fondation d'un foyer. N'ouvrant plus sur une famille, il apparaissait comme sans raison. L'absence des loisirs les plus élémentaires a ainsi abouti à la désagrégation de la famille et à l'oubli du mariage.

Loisirs dangereux pour la famille

Les loisirs sont nécessaires à la famille : ce n'est pas que parfois ils ne puissent lui nuire. Nous savons trop les foyers que le cabaret a détruits dans les milieux ouvriers ou paysans, ceux que la vie mondaine ou le jeu ont ruinés dans le monde bourgeois. C'est pour cela qu'il faut apprendre aux jeunes à mettre les loisirs au service de la famille. À notre époque surtout nous avons deux ennemis nouveaux : le cinéma et les sports. Ce n'est pas qu'en soi ils ne puissent être bons. Nous savons des films délicieux, qui nous ont heureusement récréés. Le sport surtout est excellent, excellent pour le corps et même pour l'âme, sagement pratiqué il équilibre la personne. Il peut même être une ascèse. Nous parlons de ce sport absorbant, qui traîne les équipes de dimanche en dimanche loin de leurs familles, mais plus encore du sport spectaculaire. Passion étrange de voir agir, qui fait croire à l'action. On se croit sportif parce qu'on lit un journal spécial et qu'on sait par cœur le nom des vedettes. Poitrine étroite et joues hâves, on se grise à épeler leur gloire musculaire. Que nos loisirs précieux, sacrés, ne soient point ainsi détournés de leur fin. Donnons au sport ce qui appartient au sport, il fera de nous de vrais hommes, mais n'oublions point la famille.

Les loisirs au service de la famille

Il faut apprendre à mettre les loisirs au service de la famille, et d'abord lui consacrer une partie de notre temps. Un récent numéro de l'Équipe Ouvrière42 insistait beaucoup sur ce point : « Nous devons donc, y lisait-on, nous opposer de toutes nos forces à toutes les tentatives pour la plupart commerciales qui voudraient détourner le temps libre de son utilisation providentielle. L'ouvrier a le droit de se marier il a aussi  le droit de disposer de loisirs suffisants à consacrer à sa vie familiale. Nous irons même plus loin et nous dirons que le mariage impose à l'ouvrier le devoir de consacrer du temps à sa famille pour le soutien moral et l'éducation de ses membres. » Il est à remarquer le soin que la JOC prend de ne pas absorber ses militants au dépend de la vie de famille. Dernièrement ne lisais-je pas, dans un de ces bulletins, d'éviter certaines réunions de section le soir, pour ne pas prendre sur le temps consacré au foyer ? Même délicatesse lorsqu'elle recommande qu'à la permanence jociste on bricole pour le foyer familial43. La JOC montre un certain nombre de moyens pratiques de mettre les loisirs au service de la famille ouvrière ; et ici elle rencontre la JAC, telle que nous la représentent plusieurs numéros de la Jeunesse Agricole parus cet été. Arrangement matériel du foyer, peinture, réparation des meubles, enjolivement. La culture et j'allais dire le culte des fleurs dans le logis. On pouvait lire d'ailleurs cette phrase en lettres grasses : « Dès qu'un travailleur s'intéresse au foyer ce n'est pas seulement sa situation matérielle qui s'élève, mais sa vie morale. »

Mais ce sont aussi les joies des loisirs qu'on devra mettre au service de la famille. La JOC et la JAC, l'une et l'autre, préconisent les veillées familiales. Le soir, on lit ensemble, on parle, on chante. On se réunit avec quelques autres ménages pour créer en commun un joie très simple et qui réchauffe. C'est d'ailleurs un merveilleux moyen d'apostolat, à cette heure où les cœurs se détendent. L'esprit qui anime ces réunions intimes on tâchera de le communiquer aux fêtes locales. C'est à quoi la JAC s'est largement employée, et souvent avec un brillant succès. Elle s'efforce à ce que tous ses membres de la famille, et pas seulement les jeunes, participent à ces fêtes, pour leur maintenir ce caractère et en attester la décence. D'ordinaire, nous dit la JOC : « Cinémas, bals, lectures, café donnent au jeune travailleur l'habitude de rechercher le plaisir ; elles facilitent les fréquentations ; nuisent à l'esprit d'épargne ; toutes dispositions qui compromettent à l'avance le foyer futur, qui empêcheront le jeune travailleur d'atteindre sa destinée familiale. » Arriver à ce que ces loisirs soient une saine détente qui rapproche les uns et les autres, voici le but de nos mouvements. Ce faisant, ils mettront encore les loisirs au service de la famille, surtout dans les milieux ruraux, car ils permettront les rencontres entre jeunes gens et jeunes filles du même monde. C'est très important à la campagne où on n'a souvent replié sur soi-même, ce qui rend difficile les mariages.

Nous avons parlé surtout ici des loisirs ouvriers et paysans. Le problème de l'emploi des loisirs en vue de la famille ne se pose pas de manière si aiguë dans les milieux bourgeois que dans les autres. Il y est en partie résolu. Mais ne serait-il pas utile de rappeler aux jeunes de ces milieux que tout n'est peut-être pas corvée sans signification dans ces dîners de famille, un peu longs peut-être, et dans ces réunions qui souvent font manquer d'autres plaisirs ? Dans l'échelle des devoirs, ceux que nous avons envers la famille se situent très haut. Certains d'entre eux prennent place avant le devoir d'état habituel. C'est tout dire. C'est dire en tous cas ce que nous devons sacrifier de nos loisirs à la cohésion familiale.

Plus important encore est la préparation morale en vue de la famille que vont permettre les loisirs. Formation personnelle d'abord – que le jeune se pose les problèmes du foyer et aborde le mariage en en connaissant la valeur. Tel cet homme de l'Évangile qui, avant de bâtir une tour mesure ce qu'il lui faut de matériaux. C'est essentiel si on veut éviter les coups de tête, les emballements irréfléchis, les grands amours inconsidérés qui aboutissent au divorce. Cet été la Jeunesse Ouvrière et la Jeunesse Agricole nous contaient des choses bien touchantes sur ces fiancés qui envisagent leur foyer futur ensemble, un peu comme  en un cercle d'étude personnel. Prévoir à l'avance les tentations et les facilités de la vie conjugale, c'est prendre une assurance contre la chute. Ils pensaient ensemble leur ménage sous le regard de Dieu, à sa lumière. Les fiançailles devenaient une retraite, et voici ces loisirs  (trop souvent sans fruits), des fiancés orientés vers leur fin véritable.

Regards sur l'organisation familiale des loisirs à l'étranger

Voici brièvement et d'une manière incomplète, comment nous entendons mettre nos loisirs au service de la famille. Le reste sans doute dépasse nos compétences. Mais si nous pouvons ici faire appel à l'État, ce sera en vue d'une mise à notre disposition de certains moyens et non une demande de tutelle. Un regard sur certains pays étrangers nous éclairera. Voyons d'abord ces pays totalitaires, images du danger que nous pouvons courir. L'Allemagne et l'Italie ont organisés les loisirs – nous ne parlons pas des Soviets, négateurs de tout ordre chrétien. Mais ces pays ont organisé les loisirs pour l'État, contre la famille, pour un but militaire et impérial (Italie) ou pour un but racial et païen (Allemagne). Ici, centralisation absolue, tout est fait pour l'État et par l'État. Henri Chambre l'expose ici-même. Rien n'est fait pour la famille. On n'en prononce pas le nom.

Un autre pays nous est au contraire un admirable exemple : la Belgique. Cet État, petit par la taille, mais grand par sa culture et sa tradition, envisage lui aussi l'éducation physique et artistique de ses ressortissants grâce aux loisirs. Mais ici nous voyons immédiatement quelques caractères qui le distinguent des pays précités. D'abord, décentralisation. On aide avant tout les œuvres sportives déjà constituées, dont on se contente de faciliter la besogne et auxquelles on accorde des crédits. C'est sur les initiatives individuelles qu'on s'appuie et on les renforce. Encouragement aux sociétés locales surtout, et aux communes, sans constituer toute une administration étatique. De même, dans le domaine culturel, l'office des loisirs donne avant tout des encouragements aux institutions qui tendent à la formation du goût et à la culture esthétique. Mais pour ce qui est plus spécialement de notre domaine : une mise des loisirs à la disposition de la famille, nous voyons que c'est là le principal souci du peuple belge. C'est d'abord vers la maison qu'on s'est tourné. C'est ainsi qu'on a fait des concours pour l'élaboration de plans de mobilier ouvrier, qu'on a fait des conférences de vulgarisation pour l'éducation du public dans le domaine de l'habitation, de l'hygiène, du bon goût, qu'on a essayé de mettre à très bon marché des objets d'une valeur artistique certaine, pour l'embellissement des foyers. Un autre soin a été de promouvoir les façades fleuries, d'encourager les petits jardins urbains, de faire des cours gratuits d'horticulture. Le même effort a été porté sur ces petits élevages, que préconisait récemment notre JOC – petits élevages qu'on peut faire dès qu'on a un bout de terre près de sa maison ou aux environs de la ville.

Nous nous excusons d'être si rapide. Chacun de ces points mériterait une étude, mais elle dépasserait le cadre de cet article. Souhaitons seulement que l'accent mis aujourd'hui sur le problème des loisirs permette un renforcement de la vie familiale, pour le plus grand bien de cette institution intermédiaire en qui la doctrine chrétienne voit un milieu providentiel pour le développement de la personne humaine.

 


42 L'Équipe Ouvrière, octobre 1936.

43 De même la JAC demande que les réunions soient tenues dans les familles elles-mêmes.