Divers

Les peintres de la vie intérieure

 1935 (?)

Verlaine avait bien vite fait de définir l'attitude spirituelle du XVIIe siècle en disant qu'il fut gallican et janséniste. Au reste, combien ne connaissent de la vie intérieure du « Siècle des Saints » que ces deux aspects très secondaires. Il a fallu Brémond pour, ressuscitant non seulement les textes mais, oserais-je dire, les âmes, nous apprendre la calme dignité  spirituelle de l'École Française. Il ne nous appartient pas ici de définir cette école ni d'exposer une méthode dont vécurent un Bérulle, une Madame Acarie, un Condren, un Saint Jean Eudes, sans oublier Saint Vincent de Paul, et combien d'autres. Une vie intérieure toute de dignité et de calme, une ascèse dont l'aspect essentiel est de s'ouvrir à l'action du Verbe, d'écouter le Verbe « Parole de Notre Dieu » et par cet entendement de se conformer moins aux actes qu'aux états du Christ. Un accent particulier posé sur la méditation et l'oraison avec dans la pièce d'exquis lointains de tendresse filiale, telle nous apparaît la spiritualité du XVIIe siècle.

Sans doute, de l'humanisme dévot au jansénisme, d'autres écoles s'offrent aux chrétiens en ce début du  XVIIe siècle où nous nous reportons ensemble. Mais toutes ces écoles ont plus ou moins subi l'influence berullienne. Les jansénistes à la suite d'Arnauld s'acharnent spécialement contre l'École Française, mais en attendant le premier Port Royal, celui de Saint-Cyran et de la Mère Agnès, participe des caractères que nous avons définis. Saint-Cyran est l'ami de Bérulle et de Vincent de Paul, la Mère Agnès est salésienne34. On est loin encore des cinq propositions. Saint-Cyran s'enflamme pour l'Augustinus, mais on ne sait pas trop ce que son esprit peu équilibré comprend de ce magma. Il s'agit surtout de combattre les jésuites. En tous les cas, la vie intérieure, la prière, ne sont pas entamées par le jansénisme35, même si on le ??? intellectuellement. Comme le dit Bremond, on anathématise la communion fréquente en communiant deux fois par semaine.

Et dans ces âmes, rien du grand tremblement janséniste. Aucun effroi devant un Dieu fulgurant dont la puissance engendre l'injustice, qui damne et sauve par caprice et ferme sa Rédemption sur le petit nombre des élus. Tous les écrits sont là pour en témoigner, le premier Port-Royal n'est qu'un pieux cénacle comme il s'en voit beaucoup d'autres à l'époque. Peut-être, et Saint-Simon assez curieusement en témoigne, bénéficie-t-il d'un certain snobisme. C'est la religion de tout « ce qui est de bon goût ». Mais encore une fois le vrai jansénisme n'est pas encore né, il ne naîtra qu'avec la condamnation de l'Augustinus, et surtout avec la dialectique passionnée du grand Arnauld. Et ce premier Port-Royal n'a pas le monopole de l'austérité, les moniales vivent une vie singulièrement moins rude que les carmélites de la berulienne Madame Acarie. Il n'a pas le monopole de la gravité : a-t-on jamais vu sourire le Grand Cardinal ? Le jansénisme n'a même pas le monopole de l'influence religieuse. Citons Henri Bremond : « Ce n'est certainement pas lui (le jansénisme) qui a fixé le premier l'attention de la France catholique sur les enseignements de Saint Charles Borromée ; ce n'est pas lui qui a prêché la réforme dans les abbayes bénédictines... enfin ce n'est pas lui qui a fondé l'Oratoire, dicté les Élévations de Berulle ou les lettres de Condren. « Le jansénisme était comme attendu », écrit M. Rebellian. Mot profond, mais qui sans doute n'en dit pas assez. Dépouillez par la pensée, le jansénisme des fâcheux développements qui ont attiré sur lui les Condamnations de l'Église, laissez-lui seulement cette âme de religion et d'austérité, d'où lui vient d'ailleurs toute sa poésie, tout son prestige ; vous conclurez qu'on n'avait plus à l'attendre : il était déjà venu. En d'autres termes, ce que l'on admire dans le jansénisme, c'est encore l'École Française. Pour la secte elle-même, telle qu'elle se dessine peut-être dans la solitude embrouillée de Saint-Cyran, telle qu'elle prend figure et vie avec Arnauld, elle ne répondrait d'aucune façon au perfectionnement des âmes saintes. La suite des événements le fit bien voir. »

Nous nous excusons de cette longue digression sur le jansénisme. Elle était nécessaire pour restituer le véritable climat spirituel du XVIIe siècle, dont le jansénisme n'est qu'un aspect, et par la suite un simple aspect négatif. On a trop souvent parlé du style janséniste, comme s'il existant un commun dénominateur du style de Nicole et du style de Pascal36, et de là à parler d'un art janséniste il n'est qu'un pas. On l'a franchi. Nous n'insistons pas sur un point que Bremond a amplement traité37 :

« On ne songe aucunement à nier qu'il y ait dans les cinq propositions un ferment lyrique. Ce Dieu lointain, muet et d'une terrible inconscience, cette grâce nécessaire, mais suspendue à de sinistres caprices, ce Christ avare et impitoyable comptant sur la croix les rares prédestinés dont il veut le salut, on imagine sans peine le Lucrèce à rebours qui exploiterait pareille matière, les oraisons d'épouvante et de désespoir qui s'accorderait à ces imaginations cruelles. Mais quoi, le premier Port-Royal ne nous montre rien de tout cela – et pour le dire en passant, le vrai jansénisme ne nous en montrera qu'une caricature sordide et inanimée, car enfin ils n'ont jamais eu de lyriques. (Bremond, IV, p. 283). »

Sur toute cette question de la spiritualité du  XVIIe siècle nous ne pouvons que reporter le lecteur à la monumentale Histoire Littéraire du Sentiment Religieux d'Henri Bremond. Pour en avoir un aperçu plus sommaire on lira avec fruit L'École française de spiritualité, par Henri Gauthier (Blond Etgay). Nous voulions simplement dire que la spiritualité du  XVIIe siècle s'identifie dans ses grandes lignes, avec la spiritualité de l'école française, toute de sérénité, de dignité, de calme, d'ouverture à la grâce, avec je ne sais quoi d'intellectuel et même de para-rationalisme, de paix.

͏

Il est très curieux que la littérature du  XVIIe siècle ne porte presque aucune trace de la grâce latente dans tant d'âmes. Je ne vois guère que les dernières œuvres d'un Bossuet à révéler, dans le calme et la dignité, la présence immanente de l'Esprit. Mais si nous faisons abstraction des Méditations sur l'Évangile et des Élévations sur les Mystères, que trouverons-nous ? De nombreux écrits sans doute, mais qui, des travaux du Cardinal de Berulle, interminables, aux lettres de Condren, n'ont qu'une valeur artistique des plus restreintes. Ce ne sont point œuvres littéraires. Sans doute Pascal jette vers Dieu un cri pathétique. Les Pensées expriment un profond appétit du spirituel, mais non cette latence de l'Esprit qui fait tout le prix d'un Berulle ou d'un Jean Eudes. Pascal évoque pour moi Greco, tout tendu vers un monde spirituel, témoin du spirituel par l'attirance qu'il en éprouve plus que par l'expérience qu'il en a.

Mais si la vie intérieure du XVIIe siècle s'est peu exprimée dans sa littérature, par contre les arts et surtout la peinture manifestent à un degré sans doute jamais égalé, la présence de l'Esprit. Certes, au point de vue plastique, il existe de plus grandes écoles que l'école française du début du XVIIe siècle. Nous ne trouvons pas chez ces peintres qu'on a appelé les peintres de la réalité, l'habileté manuelle d'un Velasquez, les harmonies colorées de Rubens, l'héroïsme intellectuel de la Renaissance italienne. Néanmoins ils s'égalent aux plus grands justement par cette présence de l'Esprit. Je ne vois que Rembrandt et Zurbaran qui puisse leur disputer cette prééminence. Aucun groupe de peintres, aucune école, pour reprendre l'expression consacrée, ne présente une pareille densité spirituelle. Ils sont dans l'art les meilleurs témoins de la vie intérieure.

Entendons-nous bien. Au début de cette étude il convient de ne pas confondre spirituel et religieux. Un tableau religieux peut n'être point spirituel et réciproquement, peu importe le sujet. Une madone du Perugin ne témoigne pas pour l'Esprit, et si parfois ce peintre nous touche l'âme, ce n'est point par ces jolis minois d'une limpidité équivoque, mais par une distribution de l'espace sur laquelle Berenson a de très belles pages. Par contre voyez la Bethsabée de Rembrandt. Il suffit de la contempler pour être assuré d'une Bonté transcendante. Charles du Bos a merveilleusement, au point de vue littéraire, fait cette distinction du religieux et du spirituel38, et même plus précisément du sublime et du spirituel. Tout ce qui élève l'âme ne témoigne pas forcément de la présence latente de l'esprit. Aussi grandes que soient les Oraisons funèbres de Bossuet, aussi sublimes, on n'y sent pas cette palpitation intérieure, cette touche subtile qui par-delà Animus éveille notre sœur Anima. Le Paradis perdu est sublime, il n'est point spirituel. Majestueux narthex, sans doute, mais non pas le saint des saints.

Revenons-en aux peintres de la réalité. Renaissance d'abord que rien ne les distrait d'exprimer leur message spirituel. Ils arrivent à point. Ils bénéficient d'une technique complète acquise si soigneusement par leurs devanciers. Les recherches techniques ne les distraient pas de ce qu'ils ont à dire. Comme les écrivains de 1660 trouvent une langue toute formée dont ils n'ont plus qu'à exploiter les ressources. Le vocabulaire de la peinture est entièrement énoncé quand les peintres de la réalité commencent d'en user. Ils n'ont plus qu'à ordonner cette technique à l'expression de leur message : LA PAIX.

Ces peintres expriment la paix. Je dirais plus ils la communiquent, et l'imposent. Leurs veines distribuent la sérénité. Tous les moyens plastiques dont ils disposent concourent à cette fin. Et d'abord la composition. Ils abandonnent la composition en diagonale chère aux baroques, cette composition qui tend à arracher le tableau de son cadre, à projeter l'âme au delà de la réalité perçue. Il est juste de dire qu'ils l'abandonnent, car presque tous en ont usé dans leur jeunesse, tel Georges de La Tour dans son Saint Sébastien pleuré par Sainte Irène. Ils lui préfèrent une composition d'aspect monumental et essentiellement stable : une succession de droites parallèles. Que ce soit Georges de La Tour avec l'Adoration des Bergers du Louvre ou le Reniement de Saint Pierre, les Le Nain, et plus spécialement Louis dans son Repas des paysans, dans le Retour du Baptême, ou Chalette encore qui ne répudie pas d'aligner purement et simplement à la file les capitouls, ils s'adonnent tous à cette composition qui, héritée des portails du Moyen Age, est comme le plain chant de la peinture39. Elle impose à la toile un rythme aussi sûr et majestueux qu'une psalmodie. Et ce rythme, nous le retrouvons même dans la nature morte. Il contribue à la stabilité monumentale des natures mortes de Baugin.

Mais cette composition monumentale sera comme élaborée dans le clair-obscur et parée par lui d'une grâce intime. Comme le dit Charles Sterling dans le remarquable catalogue des Peintres de la Réalité, la lumière suffit à ces peintres pour ennoblir les scènes de genre et leur communiquer un frisson d'irréalité. Le clair-obscur est le grand héritage du Caravage, mais il est admirable de voir comme les peintres français en usent à leur fin, le transforment, l'adaptent. Dans le Saint Sébastien pleuré par Sainte Irène de Georges de La Tour, tableau de jeunesse que nous avons déjà cité, nous trouvons encore le clair-obscur caravagesque, heurté, dur, pathétique, imprimant aux objets des déformations cubiques pour ne pas dire cubistes, leur imposant des simplifications et presque des amputations qui agissent violemment sur les nerfs. Le clair-obscur repris, élaboré par les français tourne autour des objets, les embrasse sans les déformer. Il les transpose et même les transfigure dans une atmosphère de calme et de recueillement. Loin d'amputer les objets, il en souligne l'expression en concentrant la lumière ou l'ombre sur les parties essentielles. Il joue moins du blanc ou du noir, heurtés et violents, que d'une gamme variée de bistre et de doré. Georges de La Tour, nous l'avons dit, montre, dans son œuvre cette élaboration du clair-obscur français. Comparez au Saint Sébastien la Nativité de Rennes ou le Saint Pierre délivré d'Épinal.

Peu à peu tous les peintres de cette époque se rallient au clair-obscur. Quand Le Sueur quitte la grande peinture religieuse pour entreprendre la merveilleuse série de Saint Bruno c'est le clair-obscur qu'il emploie par rendre la vie intérieure. Mais ce clair-obscur des peintres français tend vers la lumière. L'œuvre de Louis Le Nain est particulièrement frappante à ce point de vue. Dans le clair-obscur il ne modèle pas l'ombre, mais la lumière. Louis Le Nain a le goût de l'éclairage concentré, mais pour souligner la lumière. Ce luminisme ouvre la voie au plus solaire comme au plus mystérieux des peintres, à Claude Gellée. Comme le dit encore M. Charles Sterling, « Claude Gellée remplace l'éclairage caravagesque... par une lumière diffuse et dominatrice, il abandonne le mystère de l'ombre par le mystère de la clarté ». Peu d'œuvres sont aussi pleines de l'Esprit que celle du Lorrain, l'Esprit y plane dans la lumière comme il planait sur les eaux.

Par un véritable paradoxe du génie, le jeu de la lumière et de l'ombre s'allie à une étonnante densité des formes. Les œuvres de ces peintres sont d'une stabilité qui à elle seule suffirait à vous emplir de paix. Comme les basiliques romanes, c'est un credo. Des tons clairs et souvent froid, un art merveilleux d'utiliser les gris, qu'il s'agisse des Le Nain, de Baugin, de Champaigne, de Sébastien Bourdon, contribuent à une impression de modestie, mais que stabilise, que renforce, que densifie, oserais-je dire, un cerne noir, ainsi qu'on le voit parfois chez Antoine Le Nain. Peut-on trouver formes plus denses, denses jusqu'à l'hallucination, que dans la Descente de Croix de Tournier ou dans son Souper d'Emmaüs. La lumière, ??? et d'aplomb y rend les objets plus lourds, plus denses, plus vrais que dans la nature « et par la même irréels »40. Ce caractère de densité est spécialement frappant dans les natures mortes de Chardin par une espèce de charité envers les choses, de rayonnement, mais  par l'assise même des choses. Elles ont une densité monumentale que soulignent les ombres contrastées aussi bien que par l'aspect géométrique des objets. Chardin représente des pots et des fruits, Baugin un échiquier ou des livres, formes droites, stables, massives et que n'adoucit la fuite d'aucune courbe. Chaque nature morte de Chardin est un acte de charité, les deux toiles actuellement connues de Baugin sont elles un acte de foi. Et comme un acte de foi elle emplissent de paix et de fermeté.

Et ces formes, si étonnamment denses, allient admirablement l'ampleur à l'allongement. On voit que l'allongement des figures exprime suivant le cas la spiritualité ou l'aristocratie, la courbe par contre exprime  la vie charnelle. Ces peintres en font un merveilleux compromis. Voyez le Saint Pierre délivré de Georges de la Tour, cette ample robe rouge sur une forme si longue qu'elle se plie pour s'inscrire dans la toile, ou le St Bruno de Berlin d'Eustache Le Sueur : ils traduisent tout  à la fois la plénitude et l »ascèse en une harmonie que pour ma part je n'ai jamais trouvée ailleurs41.

 Ces formes sont soulignées par un total dépouillement. Tout l'accessoire disparaît et nous aurons l'occasion d'y revenir à propos des portraits. Cette simplicité concourt à un style supérieur qui ramène l'expression des choses à leurs caractères essentiels, exactement comme le fait la liturgie. Voyez par exemple la Descente de Croix de Tournier ou celle d'Eustache Le Sueur. Comme dans les cérémonies liturgiques, l'expression des choses trouve, dans ce dépouillement même, une valeur incantatoire, et, par ce dépouillement elle se hausse à ne plus être simplement leur reproduction mais leur symbole et, pour ainsi dire, la re-création de leur essence. Ceci est d'autant plus frappant que jamais le réalisme n'est abandonné. Ce style supérieur, qui joue la représentation des choses d'une valeur presque magique, n'est à aucun degré une déformation. L'imagination n'y a aucun rôle. Ce sont d'humbles choses de tous les jours, figurées telles qu'elles sont, mais dépouillées de l'adventice jusqu'à leur donner, reprenons le mot, une valeur incantatoire.

Valeur incantatoire de l'Ex-Voto de Champaigne. Rien dans cette toile que deux formes blanches, dans la plus simple attitude de la prière, et un peu de pauvre mobilier monastique. Mais visages, objets, ces choses quotidiennes, sont ramenées à leur essence d'une façon si intense qu'on pénètre le mystère même de la prière. Cette valeur incantatoire, s'exerce d'autant plus précisément que Champaigne pousse au plus haut degré ce que j'appellerai la vertu d'impassibilité. Il ne peint pas son émotion religieuse ni même une émotion religieuse, il peint l'émotion religieuse, le contact de l'âme avec Dieu, de même Eustache Le Sueur dans le St Bruno en prière ou la Messe de Saint Martin. Et ceci est un des caractères de cette peinture du début du XVIIe siècle. Elle ne traduit pas une expérience spirituelle. Par l'effacement d'eux-mêmes ces peintres laissent voir, comme à nu, l'Esprit.

Le caractère monumental et pacifique se trouve accentué encore par l'immobilité des personnages représentés. Nous sommes à l'opposé de l'expressionnisme tel que Poussin à la même époque en prépare la doctrine, et que Le Brun et son école poussent jusqu'au poncif le plus irritant. Charles du Bos cité dans le Dialogue avec André Gide, « la fixité passionnée des visages » de Louis Le Nain. Pourtant il est inexact de parler absolument d'immobilité. Ce n'est pas le mot. Il faudrait dire le caractère inachevé des gestes. Ceux-ci ne sont que suggérés, esquissés. C'est en nous qu'ils ont leur résonance totale. Cette ébauche du geste s'achève pour ainsi dire en nous. D'où le caractère bouleversant de ces œuvres. Nous en sommes complices. Nous sommes pris en elle. Nous devenons leur mouvance, et nous nous sentons agrandis de cette espèce de mouvement qu'elles provoquent. Le meilleur exemple en est peut-être ces deux mains crispées dans la pieta de Tournier, ces deux mains  sans corps. Tout le pathétique de ce tableau étrangement immobile réside dans ce geste à peine indiqué et relégué avec pudeur au second plan. Il semble que ce soient nos propres mains qui se tordent.

Là réside le lyrisme de ces profonds réalistes. Rien n'est emprunté qu'à la réalité, mais comme elle est décantée jusqu'à son essence et vivifiée dans le dépouillement. Lyrisme d'une autre nature que le lyrisme baroque qui embrasse le monde et pétrit la vie, lyrisme de plénitude et d'équilibre. Je songe à l'Ibo te docente, Laetus du jeune Bossuet. Tous les moyens plastiques concourent à une densité lyrique, à une majesté monumentale jusque dans l'objet le plus humble. La vie, mais elle est rendue ici, aussi bien que dans Rubens. Mais au lieu d'être rendue par le mouvement, elle l'est par un accent posé sur les choses, une densité monumentale et lyrique, reprenons les mêmes mots, qui déjà présagent Cézanne et sans doute l'égalent.

Nous donnerions une fausse idée de ces peintres en n'insistant pas sur un caractère d'intimité que la grandeur de leur lyrisme n'exclut pas. Voyez les natures mortes, telles qu'on en trouve dans chacune de ces toiles et par quoi Louis Le Nain, entre autres, prépare si bien, à un siècle de distance, la venue de Chardin. Plus frappant encore, parce que plus inattendu en ce siècle, le sens de l'enfance. La Fontaine n'a qu'un mot : « cet âge est sans pitié », et Racine dans tout son théâtre ne nous présente qu'Éliacin, enfant de chœur calamistré que son encensoir suffit à distraire. Voyez au contraire la Petite fille au faucon de Champaigne, avec son demi-sourire d'enfant intimidé. Voyez

 


34 Voir Sainte-Beuve, Port-Royal IV pp. 576-577, cité par Bremond, Histoire littéraire du sentiment religieux IV, pp. 220-221.

35 cf. Bremond, IV, p. 304.

36 cf. Bremond, IV p. 283

37 Bremond, IV, p. 176 et suivantes.

38 Voir dans Vigile, Du spirituel dans l'ordre littéraire, Deux études, sur Sheley et Maurice de Guérin qui sont sans doutes les meilleures pages de l'exquis Charlie.

39 Le Sueur dans la série de St Bruno adopte à plusieurs reprises cette composition, abandonnant la composition baroque de ses tableaux religieux.

40 Charles Sterling, Introduction du Catalogue des Peintres de la Réalité, p. XXXVII.

41 Ce serait sûrement le moment de parler du destin de ces peintres. Si nous ne l'avons pas fait c'est qu'ils usent d'un souple trait en arabesque continu qui est loin de leur être propre comme l'apanage de tout l'art français. Remarquons pourtant comme cette ligne qu'aucune cassure ne brise, qui se poursuit sans qu'une hachure jamais n'irrite les nerfs, concourt à l'expression de la paix. Le dessin italien tend à rendre des formes géométriques aux arêtes vives, le dessin allemand se déchiquette violemment, le dessin français n'est que le souple enroulement de la ligne au contour des choses. D'une moins haute expression intellectuelle que le premier peut-être moins pathétique que le second à coup sûr, il donne la même joie harmonieuse que nos lointains de collines.