Littérature

La vraie limite de la littérature : l'homme

La Croix 8/11/1969

 

On a donné naguère, pour l'épreuve de français du baccalauréat, un sujet de science-fiction. Je ne m'en offusque pas. Tout vaut mieux que le devoir suranné où on compare Racine et Corneille. Pourtant, je me demande si la science-fiction méritait ces lettres de noblesse. Car un trait me frappe dans cette catégorie de livres : une trop fréquente carence de l'imagination scientifique. Ils vous décrivent des applications plus poussées de nos connaissances : ils ne nous ouvrent que rarement de nouveaux horizons. Même un Jules Verne. Celui-ci a bien prévu qu'un jour les hommes atteindront la lune, mais il en a confié le soin à un canon puissant, donc à un moyen impossible. Pourtant, je le calomnie. Vingt Mille Lieux sous les mers anticipe vraiment, d'abord en nous emmenant avec le capitaine Nemo dans un submersible, ensuite en imaginant, au temps des premières ampoules à charbon, la propulsion électrique. Ainsi s'atteste le génie de Jules Verne.

Mais les autres ? Mon enfance s'est délectée dans le XXe siècle de Robida, découvert chez une de mes tantes, au fond d'un placard. Je vois encore ces villes sur lesquelles naviguait une flotte de dirigeables, où... on ne voyait aucun « plus-lourd-que-l'air ». Le seul vrai pressentiment de Robida fut la disparition des robes longues : la traîne de la dernière d'entre elles est restée accrochée à la nacelle d'un ballon. Dans les prévisions, une robe soudain courte, mais à « tournure », car les élégantes futures perpétuaient dans le  XXe siècle le « pouf » cher à la IIIe République adolescente.

Je reprocherai surtout au roman de science-fiction une relative facilité. L'auteur trouve toujours à point nommé, sans aucun effort, un deus ex machina. Voilà pourquoi on accorde à la science-fiction un honneur abusif à mon sens en lui octroyant (comme d'ailleurs au roman d'espionnage) la qualité de genre littéraire. L'explication la plus banale, la moins psychologique, voire la moins vraiment scientifique suffit presque toujours à dénouer l'intrigue.

En cela, roman d'espionnage et science-fiction diffèrent profondément du roman policier qui, lui, constitue indéniablement un genre littéraire, et des plus nobles.  Ce n'est pas seulement parce qu'il descend d'une de nos anciennes lignées, où le roman du XVIIe siècle rencontre Honoré de Balzac, mais parce que (Boileau-Narcejac l'ont très bien observé) ce que mes enfants appellent le « polard » n'est qu'un roman à l'envers.

Au lieu de progresser vers un dénouement auquel on accède en dénombrant les ressorts psychologiques qui le rendent inévitable, on commence par ce dénouement pour, ensuite, en démonter les ressorts psychologiques et l'expliquer. Au lieu de relater (roman classique) la haine qui peu à peu aboutit au meurtre, on part du meurtre (roman policier) pour découvrir la haine qui l'a motivé. Cela dit, dans le « polard » la finesse de l'analyse apparaît encore plus nécessaire, ainsi que la création d'atmosphère.

Et d'ailleurs, Stevenson, Conrad, Graham Greene, pour ne citer que des anglophones, ont écrit quelques-uns des chefs-d’œuvre de la littérature policière à côté de leurs livres « à l'endroit ». N'est-ce pas que roman classique et « polard » n'ont jamais qu'un seul sujet et le même : l'homme ?

On me trouvera bien classique et datant du  XVIIe siècle, mais je ne crois pas qu'il y ait littérature en dehors de l'homme. Telle est, me semble-t-il, la limite de la littérature à la recherche de quoi Mme Claude-Edmonde Magny a consacré, avec quelque chose comme du génie, une étude.

N'est-ce pas, Pythagore, parce que « L'Homme est la mesure de toutes choses » ?