Littérature

Le carnaval des régents

1/9/1963

 

La mode des livres-clubs aura revêtu à la fois un inconvénient et un avantage. L'inconvénient : déparer nos bibliothèques par un abus de couleurs souvent audacieuses et parfois vilaines. Ces bigarrures font regretter l'harmonie calme des « collections ». L'avantage : nous pouvons enfin lire quelques écrivains dont nous ne connaissions que des maximes détachées tels un Chamfort ou un Rivarol.

Quelque club de l'époque ressuscitera-t-il dans deux siècles l’œuvre de M. Julien Cheverny ? Je l'ignore, mais je puis affirmer que d'ici là cet écrivain, s'il ne se corrige pas, ne sera connu que par des citations. Il assurera la fortune de tous les compilateurs futurs de « Bréviaires moralistes Français » et de « Petits Philosophes de Poche ».

J'anticiperai sur ces recueils. Comment, dans le Carnaval des Régents, dernier livre de M. Cheverny, ne pas se réjouir des formules qui l'émaillent : « la guerre civile, c'est l'absence de politique poursuivie par d'autres moyens ». Ou cette autre : « les morts ont ceci de commode qu'ils parlent toujours par procuration ». Celle-ci encore, à laquelle s'enchaîne une allusion à votre situation présente : « les élites sont toujours prêtes à soutenir parce qu'elles sont aussi toujours prêtes à l'abandon. Les hauts fonctionnaires ne se demandent plus comment bien servir en se servant bien, mais qui trahir et à quel moment ». Car notre République Cinquième semble avoir été créée tout exprès pour permettre à M. Cheverny un jeu de sentences lapidaires. Le malaise de l'Armée ? « Un système généralisé de la reconnaissance de l'objection de conscience au seul profit des Officiers supérieurs et des généraux », système où « chacun n'en fait qu'à sa tête tant qu'il la garde sur ses épaules ». Mais voici le heurt de Mon Pouvoir avec Mon Opposition-de-droite : « Comment le nihilisme tempéré du régime gaullien ne serait-il pas amené à se heurter à des nihilisme plus brutaux, tout en fournissant par son existence même une excellente justification de départ ».

Pour dégonfler la mythologie gaulliste, cette mythologie en vertu de laquelle « la France s'érige en hexagone privilégié du désordre », chaque phrase de M. Julien Cheverny « fait balle » : « C'est bien là le drame de De Gaulle. Il est la Jehanne d'Arc d'un Charles VII qui s'appelle Pétain ». « Une masse d'imbéciles et d'indifférents, un solide noyau de séides, voilà le nouvel équilibre des pouvoirs... le conditionnement des réflexes de l'homme quelconque doit aller de pair avec « l'inconditionnalisme »,des thuriféraires et des clients ». Encore une citation : « Les Américains disaient du maréchal pakistanais Ayub Khan qu'il était le De Gaulle de l'Asie, ce qui signifiait aussi que De Gaulle était l'Ayub Khan de l'Europe ».

Hélas ! Chaque maxime isolée est un chef d’œuvre : mais toutes ces maximes n'empêchent le Carnaval des Régents d'être illisible. Tant de paillettes scintillent devant les yeux qu'on est ébloui. On perd la ligne directrice. Le raisonnement s'évapore. On ne sait plus quel est le dessein de l'auteur, ou plutôt on ne le pressent que confusément par une sorte de coloration générale. Ce livre évoque les miroirs vénitiens, tout en facettes, qui de votre visage ne renvoient que des reflets disparates. Avoir tant de dons que M. Cherverny est une malédiction de Zeus. Déjà l'excès de style gâchait l'excellent « Éloge du colonialisme ». Il tue le Carnaval des Régents. Il le décompose. Il le déchiquète en une volée de confettis.

On en est un peu triste...

Ce gâchis de dons est d'autant plus sensible que le Carnaval des Régents développe plusieurs des mêmes thèmes que la remarquable satire de M. Alfred Fabre-Luce. Constamment l'émiettement lumineux et sonore de Cheverny est comme repoussé par la logique impeccable et cruelle de Fabre-Luce.

M. Cheverny a l'étoffe d'un grand pamphlétaire doublé d'un écrivain politique de classe. Qu'il discipline ses dons ! Puisse notre volée de bois vert l'en convaincre !