Autobiographie

Paternité

 

La mer s'étale en une nappe plus claire que le ciel et si lisse que glissent comme sur une surface de glace, fondues dans les transparences bleutées de la brume, des voiles blanches. Seule ponctue l'espace une barque couleur d'orange, qui éparpille, évocation anachronique de Venise, une guirlande de reflets.

Bonheur des plages, un tel matin. Toile du premier Derain, les maillots disséminent des touches intenses en un kaléidoscope de couleurs et de lumière. Dans le délice de son jeu un skieur déchire la soie des eaux. Au silence du grand soleil, sur le sable le ressac murmure à peine en égrenant ses diamants de lumière. Beau corps viril que le sport a coulé dans le bronze même des antiques, un jeune père y baigne son petit garçon. L'enfant tout nu s'accroche et crie.

Nos musées sont pleins de « maternités » touchantes et parfois sublimes. Pourquoi, à ma connaissance, l'art occidental n'a-t-il jamais peint ou sculpté une « paternité » ? Peut-être parce que, contrairement à la Madone, le groupe de l'enfant Jésus et de Saint Joseph ne l'a guère prétexté, un préjugé ridicule et même blasphématoire ayant fait de Saint Joseph un vieillard, alors qu'à la naissance du Christ il devait, selon la coutume de l'époque en Israël, approcher de ses dix huit ans. À peine un jeune duvet fleurissait son visage...

Ce préjugé nous a privé de scènes qui eussent été belles. Hélas ! Nous connaissons encore moins de « paternités » profanes. Pourtant, comment cette tendance de l'homme fort n'inspira-t-elle aucun poète de la pierre ? ni l'opposition de la petite chair élastique et de la musculature où elle se blottit ? ni ce jeu de tout le corps pour lancer et reprendre l'enfant qui rit de peur confiante ?

Je sais bien que l'âge classique n'a pas aimé les enfants (Saint-Simon se gausse d'un père attristé d'avoir perdu ce qu'alors on appelait non pas un fils mais un « maillot »). Quand même, n'éprouvait-on pas une joie analogue à celle que j'ai connue jadis, jeune père que le Samedi évadait de l'ennui du bureau torride, en retrouvant mes enfants, en dressant pour eux des châteaux de sable armés de galets et de varech ? Alors pourquoi aucun génie ne l'a-t-il su traduire ?