Autobiographie

Les premiers contestataires

La Croix 17/10/1968

 

Mon propos n'est pas d'aborder au fond les problèmes posés par la régulation des naissances. Je voudrais seulement rappeler une donnée qu'on oublie trop dans la discussion : cette donnée, c'est la joie.

On nous parle sans cesse de devoirs. On aune leurs formes, leurs variations et leurs rigidités. Mais au-delà du devoir, et beaucoup plus réelle que lui, se situe la joie de la paternité. Je pense que si, de part et d'autre, on était plus attentif à cette joie, beaucoup d'oppositions se résoudraient. Car il y a d'abord ceci : la plus grande joie qu'un homme connaisse, une joie qui du fond des siècles lui monte des entrailles et se renouvelle à chaque naissance : le miracle de la vie. Soudain un homme de plus. Soudain ce petit être criard, mais qui nous projette dans tous les millénaires de l'avenir.

Oui, une joie que chaque naissance renouvelle, une joie à chaque naissance plus extasiée. Toute la société devrait la partager : elle est le meilleur remède à ses scléroses. Nous autres, familles nombreuses, sommes le vrai défi à la société de consommation, une contestation plus efficace que les kilomètres de barricades. Contre cette société et son éthique immorale, nous avons choisi la pauvreté, au moins relative : que de voitures et de fermettes renoncées, que de croisières rejetées, quelle ignorance des gadgets – et pour les moins favorisés, quel confort quotidien négligé, quelles fatigues accumulées, que de nuits d'anxiété, quand la profession se fait chancelante ! Le mot « prolétaire » rejoint, dans toute famille nombreuse, son sens étymologique.

Nous familles nombreuses, contestons la société de consommation parce que l'ascèse est de notre nature. Nous la contestons parce que la première loi, pour grands et petits, c'est l'effort. C'est une dimension différente que, par état, nous introduisons dans la société d'abondance. Et si les jeunes désirent le danger, le voici : cet équilibre chaque jour remis en cause pour assurer aux siens une situation décente.

La société de consommation est d'abord une société vieille, adipeuse de biens inutiles : un organisme engorgé de richesses mortes. Nous sommes la vraie jeunesse, et même l'aïeul. Le voici, nous voici, ouverts, poreux, à tous les vents de l'adolescence. Ils nous pénètrent et ils nous animent. Comment au milieu de ces jeunes gens ne pas être au courant des idées neuves, ne pas communier aux forces en germe dans leur cœur et qui demain changeront le monde ? Pendant les événements de mai, j'ai vu, autour de moi, un clivage s'opérer entre les hommes suivant qu'ils avaient ou non des enfants dans cette mêlée. Certes, nous n'admettions pas tout, mais nous savions voir derrière les erreurs mêmes des vérités plus profondes, et d'abord, comme le prieur de Taizé en témoigne dans un livre tout récent, ce fait que jamais jeunesse n'aima tant le Christ. Dans cette révolution de mai qui fut et qui est tout autre chose que des échauffourées de rue, nous avons su voir un signe et nous nous y sommes reconnus.

Aucune des bénédictions de l'Ancien Testament n'est abolie. La promesse engagée sous le ciel de Chaldée fourmillant d'étoiles nous demeure. Je pense à ce juste mort cet été – c'était le père d'un de mes amis. Ses petits-fils l'ont porté eux-mêmes dans l'église, tandis que ses quatre-vingt descendants entouraient son corps. La contestation de toute une vie s'était transformée en triomphe.