Autobiographie

Pour ceux qui ne partent pas

La Croix 27/7/1966

 

J'éprouve de la gêne, dans ces chroniques, à évoquer le plaisir des vacances devant certains qui ne partent pas. Je l'éprouve d'autant plus que, parfois, je n'ai pu prendre de congé. Fort d'une expérience qui me fut pénible, je voudrais confier le secret de tirer quand même une joie de l'été.

D'abord, à présent dans toutes nos villes les jardins sont beaux. Depuis une décennie quel progrès dans leur art ! On ne le loue pas assez à mon sens. La variété des fleurs s'est développée. Au printemps, naguère, tous les rhododendrons étaient mauves. J'en vois désormais de roses, de feu, de jaunes, de pourpres. En ce moment même j'admire, au Parc Monceau, la nouvelle disposition des fleurs, semées comme au hasard sur les pelouses, tandis que leur répond la mosaïque des parterres. Ces présentations divergentes ne se nuisent pas. Elles jouent au contraire en contrepoint. J'admire la variété des essences, le violet rougeoyant des prunus tranchant sur le vert aigu des saules pleureurs. Tous les enfants ne s'en sont pas allés : j'entends leur pépiement mêlé aux trilles des oiseaux.

Ne parlons plus de ces jardins. Ils évoquent la campagne et peuvent nous en donner la nostalgie. Mais en dehors d'eux, même dans les rues de nos faubourgs, tout est si beau quand on sait le voir. C'est grande tristesse que nous ne croyons pas au bonheur, car nous ne le cueillons pas quand il vient. Qu'est-il de plus émouvant, pourtant, qu'une simple branche par-dessus un mur, quand ses feuilles cisèlent, en transparence dans le soleil, le délicat appareil de leur nervures ? Qu'est-il de plus émouvant, parfois, qu'un simple verre sur un coin de table, un fruit, un pichet de grès ? Nous admirons à juste titre, de Baugin à Cézanne, les « natures mortes » de nos musées, mais nous sommes entourés de Baugin et de Cézanne, que nous ne regardons pas ! Plus humble encore, une tache d'humidité sur une cloison peut être belle et composer un Franz Klin ou quelque Vieira da Silva lourd de rêve. C'est notre accueil qui fait la beauté du monde, ce sont nos jeux qui le parent, c'est dans notre esprit qu'il trouve son harmonie de formes et de couleurs. Pourquoi refuser une joie qui nous attend tous ?

J'ai connu dans ma jeunesse une très vieille dame, amie de ma mère. Elle portait une des grands noms d'Europe centrale. Elle avait perdu une immense fortune et s’efforçait de subsister grâce à des leçons d'allemand et d'italien, que son âge l'empêchait de trouver. Pour l'aider, on me fit apprendre l'italien, et je renâclais à ce surcroît d'étude. Depuis, je m'en suis réjouis puisque Dante chante pour moi dans toute sa musique. Mais dès cette époque je recevais ma compensation. Un matin, cette vieille dame arrivait toute vibrante parce que, Chaussée d'Antin, elle avait croisé une midinette dont les tresses offraient les mêmes reflets que la chevelure fameuse de l'Impératrice Élisabeth, son amie. Un autre matin, cette ancienne habituée de l'Achilleion me décrivait avec émoi l'éclosion d'un lilas dans le square de la Trinité ou me contait le jeu des oiseaux dans une mare. Jamais elle ne rappelait, pour le regretter, son passé d'opulence et de grandeur, mais elle vivait l'instant comme un don de Dieu. Je lui dois un peu d'italien, mais surtout une autre leçon : prendre la joie dès qu'elle se présente.