Autobiographie

La prière des étoiles

La Croix 21/7/1966

L'été nous a rendu les étoiles.

Tout l'hiver, la ville les a cachées. Elle les a tuées à coup d'enseignes au néon. Le ciel des villes n'est qu'une opaque tôle rougeâtre fermant comme une trappe le goulet des rues. Partout, retentissants comme des cymbales, de brusques éclairs (les vitrines, les phares et l'immense prostitution publicitaire) assassinent la nuit.

Mais ce soir, autour de mon Betex-d'en-Haut, d'où j'entends l'Avre gronder dans sa descente vers le Léman, les étoiles ont ressuscité. Les voici, de droite et de gauche rassemblées, ces constellations que je ne parviens jamais à identifier, mais dont chaque nom chante un poème : Orion, Véga de la Lyre, et vous planètes aux appellations de dieux.

Et c'est un enfant aux cheveux blancs qui vous regarde le cœur inchangé, étoiles dont je mesurais la lente ronde autour du ciel ces nuits de début d'été trop belles pour qu'on ose m'envoyer dormir. Par la grâce de votre regard, chaque nuit de juillet m'est un retour à l'adolescence et la rêverie confuse d'autrefois sourd en mon âme. Nuits éphémères, mais si soigneusement encloses en mon cœur qu'elles renaîtront avec moi dans l'éternité. Je vous tiens en mon cœur avec mes plus secrets trésors, la IIe Symphonie, de Brahms, le Concert champêtre, du Giorgone, et ce jour d'automne à Venise où, sortant des profondeurs aux ors noyés de Saint-Marc, nous vîmes l'île San Giorgio, comme un archange aux ailes de roses, suspendue dans le double azur confondu de la lagune et du ciel.

Ce soir, au Betex-d'en-Haut, vous m'apportez aussi les nuits de mon Afrique. J'aime à parcourir, après la brusque tombée du soir, ses longues plages désertes, où sur le sable si clair qu'il semble garder avec la chaleur du jour un peu de sa lumière, s'étire la masse sombre des pirogues. Alors, je cherche la Croix du Sud, qui me fit tant rêver quand, en classe, on nous lisait le Sommeil du Condor.

Vers l'horizon, je la retrouve, aussi familière que sa jumelle boréale la Grande Ourse. La première fois que je la vis, j'avais vingt ans, et c'était après un jour de navigation sur cette mer Caraïbe dont les sargasses tachaient l'acier d'immenses plaques de rouille.

Étoiles vous avez balisé ma vie et mes rêves. Surtout, même aux pires heures, vous m'avez rassuré de votre amour. J'ai toujours su qu'amour était votre regard sur moi. J'ai toujours su, même aux pires heures, que vous étiez les nœuds d'argent d'un immense réseau d'amour tendu tout autour de moi. Je suis aimé. Toute cette création – les nébuleuses et le tourbillon des galaxies comme le plus humble caillou de la route – aspire vers moi. Ah ! comme la Cour attend que passe le  Roi, vous m'attendez et vous m'espérez. L'obscure veine d'amour qui fraie sa route dans les atomes chemine déjà vers cet homme que le Fils de l'Homme a lié à Dieu. O constellations agenouillées devant l'homme pour qu'il répète votre message et l'authentifie du sceau de l'Esprit ! Ce soir, sur cet éperon de montagne, au carrefour de cinq vallées toutes convergentes vers moi, je lève les mains comme les bergers de Chaldée et j'offre, lui prêtant ma voix, votre muette prière.