Autobiographie

En un premier matin de vacances

La Croix 10-11/07/1966

 

Chaque année, quand revient l'été, je célèbre dans l'intimité de mon cœur le jour où je découvris la beauté.

À quel âge ? Peut-être neuf ans. L'année scolaire terminée par l'ennuyeuse distribution des prix, nous étions arrivés la veille dans notre campagne, à la tombée du jour. Après un dîner hâtif on m'avait aussitôt couché. Ce matin inaugurait donc vraiment les vacances. Elles s'étendaient devant moi toutes pleines, inentamées, presque infinies. En moi leur joie se confond avec la radieuse maturité des choses, avec le feuillage si épais que les arbres en apparaissaient comme gonflés. Les marronniers surtout pesaient sans faille jusqu'au sol où rampaient leurs plus basses branches. Mais dans l'air immobile vibraient quand même, scintillant de mille étincelles, les peupliers.

J'avais déjà retrouvé mes trésors des années passées, des jouets un peu étranges, car on ne m'en donnait pas de neufs et ils dataient de quelque grand-oncle, ainsi cette bicyclette toute en bois aux pédales directement montées sur la roue avant. J'avais retrouvé mes chiens, bâtards affectueux et très en poil où dominait le berger briard. Je leur dois sans doute d'avoir gardé jusqu'à mon âge mûr un goût attendri pour les jouets en peluche : ils leur ressemblaient dans leur allure pataude et bonasse. Mais je possédais d'autres trésors, d'autant plus précieux qu'apparemment inutiles : un caillou de quartz (la lumière jouait dans ses lamelles brillantes), un bâton où les vers avaient tracé de mystérieux idéogrammes, des silex dont le frottement suscitaient une excitante odeur de feu. C'étaient machines à rêver.

L'inventaire achevé, je me sentis un peu vide, désemparé de devoir choisir entre trop de joies. Désœuvré, je traçais de mes pas un dessin régulier sur le ratissage des allées. En composerais-je une marelle ? Chercherais-je de nouveaux trésors ? Ou bien exalterais-je ma solitude en quelque rôle de Robinson sous un marronnier, bas et touffu, promu île déserte ?

C'est alors que soudain le monde devint si beau, devint surtout si proche de mon âme. Soudain, il n'était plus seulement un décor où se déroulait mon existence de menus travaux et de jeux. Étais-je un peu ivre de l'odeur lourde, stagnant par nappes, des tilleuls ? Je me sentis pénétré par les prairies que le jeune matin duvetait de brume bleue, par le silence surtout – un silence velouté du bourdonnement des abeilles. Je me sentis poreux au bonheur des choses, et c'est en moi qu'au moindre souffle d'air chantaient les saules. Le soleil était dans mes mains. Il y insinuait sa caresse. L'air, léger encore, m'emplissait les poumons jusqu'à m'en griser. J'appartenais à ce paysage. De tout mon corps, de toute mon âme j'y communiais. Je soupçonnai que ma dimension d'homme était plus grande que moi. Des poussières se faisaient paillettes d'or dans un rayon de lumière. Elles naissaient ou mouraient d'entrer dans ce rayon ou d'en sortir. À les voir (oh ! bien obscurément !) je devinais que ma vie trouvait aussi dans je ne savais quelle lumière, un sens. Je n'aurais certes su le dire, mais je l'éprouvais : une minute si intense qu'elle s'est incrustée en moi et j'en vis encore. Ce n'est pas la faculté de sentir qui fait prodige le petit Mozart, mais la faculté de dire ce qu'il éprouve, car tout enfant est un Mozart. Et parce que l'odeur des tilleuls m'était soudain communion, comme m'était communion le bruissement lointain de l'Allier, je sus ce qu'était la beauté : je me découvris au cœur d'un amour.