Autobiographie

Plaidoyer pour de jeunes pères

La Croix 25/2/1970

 

Dans beaucoup de maternités et de cliniques sévit un préjugé tenace : les pères ne doivent pas assister à la naissance de leur enfant. Infirmières et sages-femmes les expulsent avec vivacité voire brusquerie, comme si elles exerçaient une obscure vengeance. Et tandis que leur femme souffre et que leur fils ou leur fille vient au monde, les hommes arpentent de long en large les couloirs, allumant les unes aux autres des cigarettes seulement à demi consumées.

Certes, pour les six naissances de mes enfants, je suis parvenu à pénétrer dans la chambre de travail, mais toujours au prix de longues discussions et, parfois même, d'une gymnastique. Je n'use pas d'une image : il m'advint de grimper le long du mur pour profiter d'une fenêtre ouverte.

De quel droit pourtant nous, pères, nous fruste-t-on de la plus forte joie qui nous soit offerte ? Car est-il minute plus belle, pour un homme jeune, que celle où naquit ce fils pour nous continuer à travers les siècles ? Est-il minute plus belle que ce premier cri qui atteste qu'un homme de plus est sur terre ? Est-il minute plus belle que d'assister au miracle d'une vie nouvelle ?  

Il n'y avait rien, et tout à coup cet être – laid généralement, poisseux, ridé, rougeâtre – mais vivant. Une joie monte aux entrailles, de beaucoup plus loin que nous-mêmes. C'est la joie des patriarches bibliques, une joie que des millénaires ont inscrite jusque dans notre chair. La joie la mieux partagée, la plus universelle et la plus humaine aussi : dans le règne animal, bien des espèces ne connaissent que le sentiment maternel.

Et cette joie on la blesse, on l'ampute. On lui substitue l'annonce impersonnelle : « C'est un fils » ou bien : « C'est une fille », en ajoutant immanquablement, quelques soient les circonstances : « Il va très bien. Votre femme se repose, mais vous pourrez entrer bientôt ».

Cette joie répond à un devoir. Or trop souvent, même dans les maisons chrétiennes, on nous en interdit l'accomplissement. N'est-ce pas un péché contre l'amour conjugal que séparer maris et femmes en cette heure d'anxiété, de souffrance, puis de joie ? Ne nous rend-on pas infidèle au « oui » de notre mariage à ne pas permettre que nous vivions ensemble cette heure parmi les plus hautes de notre existence ?

Je l'écris spécialement pour les religieuses qui avec le plus grand dévouement, et la plus sûre compétence, tiennent des maternités : ne savez-vous pas, mes Sœurs, que Saint Paul nous enjoint d'aimer notre femme comme le Christ aime l’Église ? Or, est-ce l'aimer comme le Christ aime l’Église? Or, est-ce l'aimer comme le Christ aime l’Église que la quitter en un tel moment ? Dans des mouvements et des groupes de foyers, on nous apprend à développer notre amour et en même temps, dans des maisons chrétiennes, on nous éloigne de la pièce où notre femme vit la merveilleuse agonie d'enfanter un homme ! « Un enfant nous est né, un fils nous est donné ». Je n'entends jamais, en la veillée de Noël, le chant triomphal d'Isaïe sans que monte en moi l'élan d'une joie  toujours neuve, une action de grâce elle aussi triomphale pour ces minutes que six fois j'ai vécues. Car six fois, je l'ai tenu, hâtivement enroulé dans une serviette, l'enfant aux yeux mal ouverts, moi  père après tant de pères, moi père avant tant de pères ; et six fois, je l'ai su qu'en mes mains je tenais avec lui la semence du paradis.