ACTE II

SCENE II

Le jardin du commandeur

SCAGNARELLE – DON JUAN – LA DUÈGNE – DONA BÉATRICE

 

Scagnarelle

Vous le voyez près du bassin. La vieille nous guette.

 

Don Juan

Ah ! Maraud ! Tu connais bien ton affaire !

 

  Scagnarelle

Et surtout n'oubliez pas que je suis marquis.

 

Don Juan

Bon prétexte à mettre mon meilleur habit.

 

Scagnarelle

Il ne vous en a rien coûté d'autre.

 

Don Juan

C'est vrai, mais va et occupe-roi de la Duègne...

Mon cœur bat. Comme elle est belle, sur ce bassin penchée.

Tout doucement j'approcherai.

 

Béatrice

Oh !

 

Don Juan

Je vous ai fait peur ?

 

Béatrice

Je ne m'attendais pas à vous voir. Je regardai l'eau. J'aime l'eau qui fuit... Où est ma duègne ?

 

Don Juan

Ne craignez rien. Elle est derrière ce buisson avec un de ses parents qui est aussi le mien et que j'accompagne. On voit d'ici le bas de sa robe. N'ayez crainte.

 

Béatrice

Oh ! Je n'ai pas peur. Seulement vous fûtes si soudain près de moi, comme un grand ange noir tout à coup surgi.

 

Don Juan

Vous permettez que je m'asseye aussi sur cette margelle, pendant que mon parent parle avec votre duègne.

 

Béatrice

Non, pas là, vous vous saliriez. Ici la mousse est plus sèche.

 

Don Juan

J'aime aussi voir l'eau qui fuit. Elle me rappelle mon pays...

 

Béatrice

Vous venez de loin ?

 

Don Juan

J'arrive d'Estramadure. C'est un pays pauvre, mais très beau. Au printemps les ruisseaux des montagnes sont aussi bleus que cette vasque. Mais leur chant est plus âpre que celui de ces eaux domestiques.

 

Béatrice

Je ne connais pas l'Estramadure... vous y êtes né ?

 

Don Juan

Oui, très haut dans la montagne. J'y possède un château assez délabré. Je l'aime pourtant. Il domine tout un désert, des roches jaunes à l'infini. Le ciel n'est jamais si bleu que sur ces roches. Aucun parfum que celui de la terre craquelée de soleil.

 

Béatrice

Je ne sais pas votre nom.

 

Don Juan

Don Juan de Mendirabel.

 

Béatrice

On m'appelle Béatrice.

 

Don Juan

Je le sais.

 

Béatrice

Comment cela ?

 

Don Juan

Je suis un peu devin... Et puis je vous ai entendue chanter ce matin. Si pure était votre voix. Elle m'a donné de la joie. Une joie toute simple : le lever du soleil. Il fait froid soudain dans la campagne. Vous savez, en voyage, après une longue chevauchée nocturne : le soleil point et c'est un bonheur nouveau dans toute l'âme, comme si on avait craint qu'il ne se levât plus.

 

Béatrice

Je ne devrais pas rester ainsi avec vous.

 

Don Juan

Mais puisque votre duègne est là.

 

Béatrice

Il me semble que quelque chose de vous me parle de très loin, très loin. Vos paroles sont beaucoup plus que vous paroles, c'est comme un appel...

 

Don Juan

Et qui vous dit que je n'appelle pas ? Continuez de parler. Quand vous parlez ou chantez je sens en moi cet accord très rare que j'éprouvai parfois, étendu la nuit, dans la campagne. Soudain, je ne suis plus fermé sur moi. Toute la campagne me pénètre. Je suis un million de vies. Je suis tous ces sommeils dans les masures. Je suis de pauvres joies. Je suis la peine des hommes. Poreux, ouvert, dépassées les bornes de mon corps. Je communique. Parlez-moi encore...

 

Béatrice

Que vous dirai-je ?

 

Don Juan

Dîtes-moi cette eau qui flue... D'où vient-elle ?

 

Béatrice

Par des canaux de céramique elle descend des sierras. Eau de montagne verte et froide. Eau de neige, qui garde le goût des cimes. Eau vierge, née dans les hautes gorges sans soleil. J'aime que vous les aimiez ces eaux. Je ne me lasse pas de les voir. Tous les jours je viens ici, et je les regarde, je les regarde. J'y baigne longuement mes mains. Une fois ma plus belle bague a glissé. Je n'ai rien dit de peur qu'en la cherchant on souille mon eau.

 

Don Juan

Et vous me permettrez de venir aussi regarder cette eau. Vous vous y êtes tant mirée que je crois y voir votre visage.

 

Béatrice

L'eau passe et se dissipent les reflets.

 

Don Juan

Mais un cœur recueille chaque minute qui se défait.

On voit que votre main a longtemps baigné dans l'eau. Elle est toute pâle et presque bleue. Vos doigts sont marqués de légers sillons. Non, ne retirez pas votre main.

 

Béatrice

Il va falloir que je parte.

 

Don Juan

Vous me permettrez de revenir.

 

Béatrice

Je serai là vers six heures au soir.

 

La Duègne accourant

Mon enfant, mon enfant, il faut que nous partions. Nous serons en retard à l'église.

 

Béatrice

D'où vient cette précipitation ?

 

La Duègne

Venez, vous dis-je.

 

Scagnarelle

Don Juan, éloignons-nous. J'ai aperçu le commandeur.

 

Don Juan

À six heures...

 

Béatrice

Je viendrai m'asseoir sur la margelle.