ACTE II
SCENE III
DON JUAN, SCAGNARELLE, LE COMMANDEUR, LE SYNDIC, L'ÉCHEVIN, L'INQUISITEUR
Scagnarelle
Il était temps qu'elles disparaissent. Voyez le Commandeur. Et puis, vous savez, je n'en peux plus. J'ai cru que la vieille Barbara allait me violer. J'ai la figure rouge d'avoir été piqué par sa barbe.
Don Juan
Allons – Allons ! Tu étais charmé de jouer les marquis.
Scagnarelle
N'ai-je pas bonne mine ?
Don Juan
Excellente... Mais saluons le Commandeur.
Le Commandeur
Ah ! Don Juan, nous nous rendions justement chez vous.
Don Juan
J'en suis extrêmement flatté. J'étais descendu un moment goûter la fraîcheur que donnent à ce jardin ces eaux. Mais peut-être vos Seigneuries voudront-elle monter jusque chez moi ?
Le Commandeur
Nous sommes fort bien ici pour parler.
L'échevin
Fort bien pour ici pour parler.
Le Syndic
Fort bien ici.
Le Commandeur
Nous sommes déjà passés chez vous. Un homme de votre livrée nous a dit que vous étiez en oraison avec une parente religieuse. Vraiment nous aurions eu peine à le croire et nous n'avions pas vu cette nonne sortir de chez vous.
Don Juan
Une bien sainte personne...
Le Commandeur
Nous n'en doutons pas.
Don Juan
Ses propos m'ont particulièrement édifié.
L'échevin
Nous nous en réjouissons.
Don Juan
Nous avons longuement discuté l'ordre des processions dans la Sainte Trinité.
Le syndic
Voilà qui me comble d'aise.
Don Juan
Mais cette sainte dame m'a pris beaucoup de mon temps. Ainsi me verrai-je obligé, à mon grand regret d'écourter mon entretien. Vous ne m'en voudrez pas, Messieurs ?
Le commandeur
De grâce, Monseigneur, nous avons de graves choses à vous dire.
Don Juan
N'attendront-elles pas un peu ?
Le Commandeur
Elles sont extrêmement urgentes. D'ailleurs j'irai vite. Je suis un soldat.
Don Juan
Vous n'avez pas à le dire, je le vois... Cette pertuisane est d'un modèle bien ancien. J'aime mieux l'épée.
Le syndic
En toutes choses, il faut le progrès.
Le commandeur
Qu'y entendez-vous, Syndic. Il était entendu que je parlerais.
Le Syndic
Parlez, Monseigneur, parlez. Je pensais que la parole reviendrait à Monseigneur l'Inquisiteur.
Le Commandeur
Sa Révérence m'a dit qu'elle ne désirerait pas parler. N'est-il pas vrai, Monseigneur ? Donc, ne vous en déplaise, Syndic, je parle.
Le Syndic
Oh ! Parlez, Monseigneur, parlez.
Le Commandeur
Je suis un soldat, je serai bref.
Don Juan
Heureusement !
Le Commandeur
Je serai bref. Ainsi, à la bataille de Pavie, les Français avaient presque la victoire. Tenez, vous voyez ce banc : ils étaient là. Et nous, comme ceci, à gauche. Je dis à l'Empereur : « Il faut être à droite aussi » « Comment faire, me répond sa Majesté ? » Je lui réplique : « Que votre Majesté porte sa cavalerie sur l'aile ». « C'est bien joué », me répond l'Empereur.
Don Juan
Je suis très intéressé par ce récit. Quel dommage, si je n'étais pas venu à Grenade, je ne l'aurais pas entendu.
Le Commandeur
Alors, je donne à la cavalerie que le marquis de Quinôlas, l'oncle du Maréchal de Quinôlas, l'actuel gouverneur de Séville, et le frère de la duchesse de Caradabal...
L'Inquisiteur
Peut-être pourriez-vous dire tout de suite à Don Juan, le but de votre visite.
Le Commandeur
Alors, si je ne peux plus parler.
Le Syndic
Sa Révérence a dit vrai.
Le Commandeur
Vous, le Syndic, taisez-vous. Je ne viendrai jamais au bout de mon récit.
Don Juan
Il ne viendra jamais au bout de son récit.
Le Commandeur
Et puis, si c'est ainsi, je me tais. Je ne dis plus rien. Parlez vous autres.
L'échevin
Si, parlez, Monseigneur, le Syndic ne voulait pas vous froisser.
Le Syndic
Si, parlez, je vous en supplie.
Don Juan
Oui, parlez, je vous en prie car je n'ai plus beaucoup de temps.
Le Commandeur
Je suis un soldat.
Don Juan
On le sait.
Le Commandeur
Seigneur, Don Juan, je ne permettrait pas que vous insultiez l'armée.
Don Juan
Mais non, parlez donc. Je ne fais que vous écouter.
Le Commandeur
Nous voudrions que vous partiez d'ici au plus tôt.
Don Juan
Mais j'ai à faire ici.
Le commandeur
Ah ! Don Juan, pourquoi menez-vous cette vie ? Que n'entrez-vous dans l'armée, comme votre Père et votre grand-Père ?
L'échevin
Mais non, Don Juan serait beaucoup mieux doué pour les affaires publiques. Pourquoi ne pas aller à la Cour. Votre bonne mine vous vaudrait aussitôt le Gouvernement d'une province.
Le syndic
Et les affaires ? Et les flottes pour les Indes ? Cette Amérique qu'on a découverte et qui roule l'or dans les ruisseaux.
Le Commandeur
L'armée...
Le syndic
Les affaires...
L'échevin
L'administration...
Don Juan
Je ne vous comprends pas, Messieurs, chacun de vous me désire dans sa profession et tous vous voulez me chasser de votre ville.
Le Commandeur
Amendez-vous. Faites une fin. Nous vous recevrons volontiers.
L'échevin
Nous vous recevrons volontiers.
Le Syndic
Volontiers.
Don Juan
Ah ! Je vois bien. Vous voulez que je vous ressemble.
Vous voulez faire de moi un soldat sans armée, un maréchal pour parader devant le roi. Vous voulez faire de moi un Gouverneur pour rançonner les provinces. Vous voulez m'envoyer aux Amériques y torturer les pauvres indiens et m'y enrichir.
Je ne veux pas. Je ne veux pas vous ressembler. J'aurais vos yeux qui ne regardent pas en face, j'aurais vos bouches sans franchise, j'aurais vos ventres. Je ne veux pas.
Le Commandeur
Don Juan, taisez-vous.
L'échevin
Taisez-vous.
Le Syndic
Taisez-vous.
Don Juan
Et vous, Monsieur l'Inquisiteur, votre Révérence ne m'a rien dit. Sans doute veut-elle que je sois moine, que je chante prime, tierce et none, que j'ai une grande robe et l'air cafard. Mais je ne veux pas, je vous dis.
Vous ne répondez pas, Monsieur l'Inquisiteur ? Vous n'avez pas quelque petite médaille à me donner, quelque pèlerinage à m'enjoindre ?
L'Inquisiteur
J'ai tout le sang de Dieu pour vous mon fils.