Allusion à l'Extrême-Asie

Marché chinois

Déferlement d'odeurs. Elles assaillent. Elles terrassent. Impossible de les discerner, trop violentes pour l'analyse. Elles suffoquent. Elles étranglent. Au même moment, traîtreusement on glisse sur des détritus presque liquides de pourriture. Et puis des cris, des hurlements. Des commères se disputent. Elles glapissent à l'extrême de l'aigu. Mais un mètre plus loin ces cris sont déjà fondus dans l'énorme rumeur ambiante.

Seules ici sont discrètes les couleurs. La tâche pâle de quelques choux, une goutte de sang à l'ouïe des poissons, un panier de piments verts relèvent la synchronie brune et grise des baraques, des paysannes à la tunique pâlie, des innombrables osiers. Raffinement de ces osiers : des paniers fragiles comme des cages à mouche, de lourds plateaux, des panières, la variété de leurs formes attestent des millénaires de civilisation. Bientôt ces vanneries brinquebaleront en échafaudage sur les tac-tac, que traîne, doux et accablé comme un bourricot d'Algérie, le cheval nain.

Le marché est le sommet spirituel d'une ville chinoise. Il la tire à lui comme une cathédrale gothique sa bourgade. Est-elle autre chose qu'un immense marché, la ville chinoise, avec ses maisons basses qu'occupent seules des boutiques (le marchand y mange et y dort), avec ses boulevards qu'envahissent les échoppes ? La ville chinoise a des entrailles de marchandises. Ses viscères, son cœur, ce sont des piles de tissus, des lames gilettes, ou flottant au vent de multicolores chemises yankees. Ce sont de rutilantes bicyclettes de papier pour l'autel des ancêtres, des chevaux dorés qu'on y brûlera ou de minuscules sandales vertes et rouges. Aucun pouce de terrain n'échappe au négoce, ni le trottoir où le marchand de soupe pose ses balances, où le glacier pousse une voiturette plus bariolée même qu'à Naples, ni la pagode où on vous impose des bâtons d'encens. Seul le tripot, comme un asile de silence, sacrifie à un autre Dieu.

Le soir n'amène sur la ville qu'un repos précaire. Les enfants se sont endormis sur les comptoirs. L'un d'eux parfois se lève, pisse dans le ruisseau, puis se rendort. Alors commence un trafic, plus clandestin. L'hôtel chinois, de tous ses interstices filtre de la lumière...

Mais, ici, le négoce est noble. Obéissant à des règles savantes – elles aussi millénaires – c'est un jeu intellectuel, spirituel même. Le rite l'épure de toute discussion sordide. Il mue l'âpreté en politesse. Il ordonne le lucre, limite l'avarice par le respect, tempère de décence l'avidité. Le négoce, ici, est un art.