Rencontre de l'Extrême-Asie  

La France entre les écueils

Par sa diaspora la Chine est partout présente en Extrême-Asie. Elle n'en est pas le moindre attrait. Chaque grande ville est comme soulignée d'une ville chinoise. Combien j'y aurai passé d'heures, à Hanoï ou à Cholon, simplement à regarder les éventaires ou à discuter interminablement, pour le seul plaisir, des objets que je n'avais nulle intention d'acheter. Ici le rite du marchandage est si précis et si fin qu'il devient passion excitante comme le jeu.

Seulement l'image de la Chine aujourd'hui n'est plus gentillesse et raffinement. La vieille Chine respectueuse et modérée, avec sa civilisation de l'allusion, l'arbitraire exquis de ses conventions, une manière d'être qui était un style, ne se survit plus guère qu'ici. Et même ici, que cache-t-il le sourire de ce marchand ?

Le brusque dévalement de la Chine n'est pas complètement exclu. Et certes, il pourrait tout balayer sur son passage. À quoi bon s'illusionner ? La Chine possède même une aviation à laquelle, dans l'immédiat, les Américains feront difficilement face. Mais ce déferlement chinois, je le crois extrêmement peu probable, si du moins les Américains ne commettent pas l'erreur majeure de faire de Formose autre chose qu'une menace et un moyen d'immobiliser quelques forces chinoises11.

Pour le bloc sino-soviétique, l'Indochine ne peut être actuellement qu'un très gros profit. Sans chance d'obtenir un vrai surcroît de puissance, ce bloc provoquerait presque à coup sûr la guerre généralisée. Ce risque il ne veut pas et surtout il ne peut pas le courir. Je rapporte une conviction de mon séjour en Extrême-Orient : le blocus économique est la seule arme qui ait vraiment porté contre lui. L'URSS n'a pas l'arsenal industriel nécessaire à l'énorme étendue de territoires qu'elle contrôle. Elle est alourdie d'une Chine très peu industrialisée (hors la Mandchourie).  Pour que ses agrandissements territoriaux ne fussent pas illusoires, il lui faudrait l'un des deux Centres économiques relativement voisins de ses frontières : Japon et Ruhr - actuellement la Ruhr paraît inaccessible. Au contraire, et ceci est dramatique, avec un peu de patience, l'URSS peut disposer de la puissance industrielle du Japon. Déjà l'actuel gouvernement japonais, dédaignant les injures toutes formelles de la Chine, a conclu avec cette Puissance – et sans en référer à ses tuteurs américains -  un Traité de Commerce. Ce Traité n'a pas grande chance d'être appliqué, mais il révèle l'appétit forcené des japonais pour le marché chinois. Qu'arrive, et c'est possible, un gouvernement un peu plus à droite, un peu plus dégagé des États-Unis, nous verrons le Japon, redevenu l'ancien Nippon qu'il n'a jamais cessé d'être, conclure avec la Chine une sorte de Rapallo asiatique.

Pour les Japonais, en effet, la puissance de leur pays compte plus que ces heurts idéologiques à quoi ils ne comprennent pas grand chose. Sans doute ne traiteraient-ils pas facilement avec la Russie, vainqueur impudique et détenteur d'une portion du sol national ou considéré comme tel. Mais avec la Chine, pourquoi non ?

Ainsi le bloc sino-soviétique accédera-t-il aux roulements à billes et aux produits sidérurgiques du Japon : telle est l'énorme menace, non seulement sur le Sud-Est asiatique, mais sur tout le monde de la liberté.

Menace dont la réalisation est d'autant moins impossible que, sur les rives du Pacifique, nul n'en saisit la vraie nature. Là comme ailleurs on en reste à la guerre d'avant. On craint une résurrection du Japon, dans ses termes classiques. Ainsi le Gouvernement philippin, par exemple, a-t-il toutes chances de sombrer pour avoir signé le traité de paix. Un peu partout, les milieux industriels s'affolent à l'idée d'une reprise des exportations japonaises. Ils ne voient pas qu'à prétendre enfermer le Japon dans une économie inviable, ils précipitent la naissance du vrai danger. C'est exactement dans la mesure où il ne trouvera pas d'autres débouchés que le Japon s'entendra avec la Chine et brisera le blocus économique des sino-soviétiques. Malheureusement les peuples évitent toujours les périls du passé et jamais ceux du présent.

Cette résurrection du Japon, ou plutôt son orientation, est donc la grande inconnue du Sud-Est asiatique. Inutile de dire qu'elle pèse sur l'avenir de la France en Indochine : le blocus économique forcé, la Chine alors peut réaliser une nouvelle expansion territoriale.

L'Indochine dans l'Union Française

« Qu'importe – répondront certains – puisque le Viet Nam est désormais indépendant, peu nous chaut. Aux Américains de veiller sur des pays auxquels, vous ne le nierez pas, ils ne s'intéressent que trop ».

Bien sûr, ils ne s'y intéressent que trop (et même j'y reviendrai tout à l'heure). Seulement je vous ai dit ce caractère malgré tout français de l'Indochine. Il suffirait pour que nous puissions nous dérober.  Saïgon ! Comme cette ville est française, avec ses avenues rectilignes, d'un parc à un autre, avec sa rue Catinat dont les magasins tenus par des chinois ou des indiens évoquent quand même la rue de la paix ! Et ses rues ombragées, comme elles rappellent nos boulevards parisiens !

Sans doute l'avenir de la France en Indochine ne se coulera-t-il pas dans les moules du passé. Il n'en est pas moins réel, à condition justement que nous sachions distinguer les formes qu'il peut prendre et que nous renoncions à certains aspects tout spectaculaires de notre présence. Depuis mon retour, on m'a parfois demandé si une fois libérée du Viet Minh l'Indochine resterait dans l'Union Française. Je répondrait qu'elle y restera dans la mesure où nous ne prétendrons pas l'y contraindre. L'Union Française n'est pas une prison. Si la Constitution ne prévoit pas la sécession des États associés, c'est que leur présence doit être toujours un effet de leur volonté. On n'enchaîne pas les peuples avec des textes. On ne les retient pas avec des formules juridiques. Seulement les vietnamiens ont subi l'influence chinoise. C'est dire qu'ils savent obéir  aux impératifs de leurs intérêts. À nous de faire quel'Union française  soit pour eux aussi un intérêt.

Je dis bien un intérêt : rien ne servirait d'édulcorer la formule d'Union Française (d'aucuns le proposent). Bien inutile, par exemple, la suppression de l'adjectif, ou de rendre électorale la présidence de l'Union. De telles réformes, nul ne s'en soucie au Viet-Nam. Au reste, personne ne trouve trop étroite ou trop astreignante l'Union (on aurait d'ailleurs mauvaise grâce), mais on n'y restera attaché que si elle est une réalité.

Réalité économique d'abord. Sur ce plan les atouts de la France sont considérables. Nous savons avec quel héroïsme les affaires françaises continuent de vivre. Elles font mieux : elles réinvestissent sur place, montrant une fois dans l'avenir à quoi la Métropole ferait bien de sacrifier également. Et c'est cela, c'est déjà donner à l'Union Française une réalité économique. Par un plan d'investissements nous pouvons également maintenir et développer l'imbriquement économique entre la métropole et ses États associés. On pourrait en particulier créer des sociétés d'étude franco-vietnamiennes pour l'équipement du pays.

Nous devons également garder un souci : ne pas imposer notre aide, mais lui donner la forme que désirent les États associés.

Un Point IV qui réussirait

Ensuite réaliser une aide technique : l'avenir de la France en Indochine, c'est un Point IV qui réussirait. Sans doute le Cambodge, qui traverse une assez agaçante crise de puberté politique, prétend-il ne pas recevoir de techniciens français. Le Viet-Nam a suffisamment pris conscience de sont indépendance pour avoir dépassé ce stade. Seulement il faudrait que ces techniciens français fussent bien ceux qu'il désire, et d'autre part qu'ils fussent mis à sa disposition gratuitement.

Prenons garde, en effet, au danger américain. Il n'est que trop réel. D'ores et déjà les États-Unis entretiennent en Indochine plus de fonctionnaires civils que la France. Sans doute les grands dirigeants américains ont-ils compris qu'on ne peut  à la fois demander à la France d'accomplir en Indochine le sacrifice qu'elle y consomme et prétendre l'en évincer. Cette conviction, malheureusement, n'a pas toujours pénétré les échelons d'exécution. Ceux-ci, au nom de l'anticolonialisme, se comportent trop souvent comme s'ils essayaient de réaliser dans tout le Sud-Est asiatique un Pacte Colonial au profit de leur pays. La finesse orientale l'a d'ailleurs perçu. Malgré leur publicité (les américains, entre autres manifestations, inondent de prix les écoles vietnamiennes) les États-Unis sont peu aimés. Malgré tout, des techniciens gratuits, c'est bien tentant...

La même politique devrait être suivie dans les organismes quadripartites où généralement la France ne figure qu'à titre symbolique. Évidemment, nous sommes en droit de faire valoir aux États-Associés que nous nous minons à leur défense et qu'ils n'ont rien d'autre à exiger de nous. Sera-ce notre intérêt ? Aussi juste que soit le raisonnement, nous n'aurons pas dans ces organismes quadripartites le même poids que si nous y participions directement.

Pour donner son efficacité même à l'effort militaire, il conviendrait qu'on révise cette politique. Grâce à l'armée vietnamienne et à l'aide des États-Unis nos dépenses militaires seront moindres. Comment ne pas considérer de bonne gestion qu'au lieu de verser les sommes ainsi épargnées dans le gouffre sans fond de la Métropole, nous les utilisions à l'aide civile et aux investissements économiques et culturels en Indochine même ?

L'imbriquement économique entre la métropole et l'Indochine serait très largement facilité si nous parvenions à créer une véritable économie d'Union Française. Cet imbriquement se heurte à un double obstacle : l'éloignement de la métropole et la non complémentarité des économies. Mais les débouchés que la métropole ne peut offrir, on pourrait les trouver en Afrique Noire et à Madagascar. L'Indochine contribuerait partant au développement de l'Afrique, s'engageant avec nous dans une œuvre commune.

Imbriquement économique auquel devra correspondre, et nous allons le voir, un imbriquement politique. Mais d'ores et déjà, nous pouvons l'affirmer : si la Chine, le Japon et les États-Unis suscitent des dangers pour l’œuvre française en Indochine, nous pouvons y parer en créant, non des liens strictement formels, mais de concrètes solidarités.


11 Écrit avant la « déneutralisation » de Formose