Rencontre de l'Extrême-Asie  

Ceux qui maintiennent

Même si vous m'accusez de chauvinisme, je le dirai : ce séjour d'Indochine m'a permis de connaître certains des plus beaux exemples de français.

Et quand vous me demanderez ce qui restera de la France dans une Indochine indépendante, je vous présenterai leur visage, à ces français. Par leur seule existence, ils maintiennent. Rien n'abolira la marque qu'ils ont donné à ce paysage, et même les assauts conjugués du Viet Minh n'effaceront pas leur empreinte.

Leurs visages. J'évoquerai ces jeunes combattants que j'ai rencontré à Hanoï, le short coagulé de boue, les yeux caves de trop longues veilles, et fraichement rasés pourtant. Ils avaient chargé de lotus intensément rouges dans leur jeep, et revenant du combat ils chantaient. Nous étions près du pont aérien qui relie la Pagode des Lettrés à la rive, aux abords de cette île où dans l'air bleui d'encens les vieillards tracent patiemment des idéogrammes. Contrastes de ces deux mondes, mais allégresse aussi de notre pays que les petits charognards de l'ONU disent vieilli.

Étrange opposition, à Hanoï, d'une atmosphère intense de guerre (l'ennemi est presque aux portes de la ville, et ici on combat face à face) avec certains îlots de calme. Toute l'Asie ancestrale, triomphe de la mesure confucéenne, repose dans la cour des pagodes. Le paysage du grand lac, si étrangement horizontal, évoque d'anciennes peintures sur tissus. Je pense surtout à la minuscule pagode de Mot Cot, une pagode stylite, dressée sur un unique pilier parmi des eaux mortes que contiennent des balustres vernissés, comme un énorme lotus sur sa tige. Un monde étrangement clos, avec des arbres nains dans des vasques et le marmonnement des litanies...

Ilots que l'atmosphère de guerre bat comme un ressac sans les entamer. Mais je vous parlais de nos combattants. La guerre dépouille comme une ascèse. Elle émacie. Elle délivre des puretés que je ne soupçonnais pas. C'est que le danger est un don, et devant ces centurions de chez nous je comprends la prédilection du Christ.

Visages de jeunes soldats français que je n'oublierai plus jamais. Ils ont effacé dans ma mémoire tous les visages de 40. C'est un rite de saluer le Corps expéditionnaire. On s'en acquitte avec la même dignité prud'hommesque que pour ranimer la flamme sous l'arc de triomphe. Rites morts des religions désaffectées, mais cette fois-ci pour un dieu vivant. Deux ans de suite ces jeunes hommes subissent la nuit pourrie où chaque froissement de roseau est un danger. Deux ans de suite, ils gravitent heure après heure dans l'enlisement des rizières, avec les sangsues qui ne lâchent que quand on les brûle. Des jours et des jours, parfois sans une parole en français, sans la rencontre d'un européen... et ils tiennent.

Ce sous-officier, je l'ai connu dans son avant-poste. Il y combat depuis dix-huit mois, tout seul avec cent cinquante vietnamiens. Des yeux de porcelaine, intensément bleus ; un corps mince d'adolescent ; et quand il me narre sa vie, un sourire plein de pudeur. Comment a-t-il résisté à cet isolement, à l'espèce de corruption de cette guerre imprécise ? Il me le dit : par l'attaque. C'est en fonçant toujours, c'est en sortant sans cesse de son poste, c'est en dressant des embuscades, c'est en frappant qu'il a maintenu son moral. « Et puis parce que j'y crois », ajoute-t-il.

Oh ! Je n'emploierai pas le mot de croisade que tous les Franco du monde ont dévalué et souillé ! Mais pour un tel effort moral il faut avoir foi en la valeur de son geste. Les communistes et leurs bénévoles auxiliaires d'ignorance frappent juste quand ils essaient de dénaturer les buts de guerre, de les souiller. Ce sabotage là est beaucoup plus efficace que celui des camions.

Maintenir non pas une « présence française » (ce mot est absurde), mais un caractère français. En dehors même de la défense du monde libre là où il est le plus directement attaqué cela donnerait déjà un sens au sacrifice de nos jeunes hommes.

La plantation héroïque

Ne croyez pas que les militaires soient seuls à « maintenir ». Un de mes souvenirs les plus émouvants sera ce jour et cette nuit dans une plantation entièrement encerclée par le Vietminh. On ne peut l'atteindre que par avion ou lors d'un des convois qui périodiquement assurent le transport du caoutchouc.

Le quinconce des hévéas, soigneusement entretenus comme en pleine paix, l'usine avec son odeur de lait caillé, une vingtaine d'européens seuls au milieu de trois ou quatre mille coolies, de jolis villages bien ordonnés (les cases entourées de jardins périodiquement primés, l’Église, la pagode et l'école), l'hôpital qu'envieraient bien des chef-lieux métropolitains : ainsi se présente la plantation. Sur tous les pourtours l'ennemi, que surveillent des miradors et de petits postes armés.

Et là, en plein pays viet, encerclé dans un monde de dissidence, la vie est normale. Entendons-nous sur la valeur de ce mot. On travaille comme si de rien n'était, on défend cette admirable conquête sur la brousse, la plantation (quand on la survole, extraordinaire l'impression de son ordre trouant le chaos de la jungle), on recueille le suc de l'hévéa un jour sur deux soigneusement écorché par le « saigneur », on l'agglomère, le baratte et le sèche dans l'usine, on le conditionne, on le met en balles, on en prépare l'expédition – mais tout cela avec la vie pour enjeu. Elle est longue, la liste des planteurs assassinés. Et là encore, c'est en attaquant qu'on se défend, c'est en patrouillant, c'est par une incessante initiative.

Mais la vie est normale, pourtant. Le déjeuner que m'offre le directeur est exquis, aussi bien servi que dans la meilleure maison parisienne. On parle du travail, du prix d'exploitation, du marché international et du caoutchouc synthétique. Une seule chose qu'on n'évoque pas : le danger, et l'héroïsme qu'il suppose. J'admire surtout les femmes de ces planteurs. Les hommes ont le dérivatif d'agir. Elles vivent, elles, confinées dans leur bungalow, n'ayant comme distraction que d'élever quelques animaux, de diriger leur maison ou de lire. Et rien de forcé ni de tendu dans leur attitude.

Ce soir, grand dîner en notre honneur. Le planteur a invité tous ses collaborateurs et leurs épouses. Ils arrivent en jeep blindée, elles en robe longue, eux en spencer et sous le bras la mitraillette qu'ils déposent au vestiaire comme une canne. Même pour les cent mètres qui séparent les bungalows les uns des autres ils ont dû la prendre. On bavarde. Sur les pourtours de la plantation, la canonnade a commencé. Elle ponctue les rares silences, mais sans que personne l'entende.

Et la fantaisie d'un dieu

Le caractère en quelque sorte normal (je reprends le mot) de l'économie du Vietnam en pleine guerre aura été une de mes surprises. C'est aux mines de Hongaï que je l'ai éprouvée en premier. Mais d'abord vous me permettrez un peu de lyrisme et que j'évoque la baie d'Along ? On ne regarde pas en vain le plus beau paysage du monde.

Haïphong : le ciel était d'un bleu de plomb sur le fleuve intensément rose où dans la crainte de l'orage les jonques repliaient leurs ailes. Non pas des voiles, mais vraiment des ailes, avec leurs membrures de bambou et leur contour ciselé. Tout déroutait : le paysage si plat que rien ne semblait s'interposer entre le fleuve et les lointaines montagnes (à peine une crête d'un vert aigu : l'interminable rizière), les sampans grouillants d'enfants nus, et là-bas, dans une flamboyante apothéose, bleues d'étain, bleu de cuivre, les montagnes. Elles s'ascendaient en un chaos et comme un tumulte de rayons et de cîmes, de nuages déchiquetés, de fragments d'azur.

Glissait notre sampan sur l'eau, glissait porté par le reflux vers la baie d'Along. Et dès que le fleuve se fut élargi aux dimensions de la mer, s'en levèrent les premiers rocs. Galeries, fjords, cirques d'eau dormantes, hautes falaises vêtues de jungle : un paysage comme sculpté dans le silence. Figements millénaires, paysages d'avant l'homme.

La fantaisie patiente d'un dieu a ciselé jours après jours ces rocs, les a semés sur la mer. Mais qu'une jonque s'y faufile, elle ne rompt ni ce silence ni cette vacuité. À peine trouble-t-elle de son reflet le reflet des îles et souligne-t-elle d'une tâche rouge les verts et les gris des rochers.

Bien des baies d'Along terrestres mènent à la baie d'Along de la mer. Nous aborderont cette vallée plate entre des entassements rocheux – vallées plates où les rizières inondées mirent un chaos sidéral, des éboulis, des pans de jungle. Silence aussi, malgré le cri parfois d'un singe. Et ce paysan dans sa rizière, étrange comme s'il labourait la mer ?

Tels les paysages qui m'ont mené vers Hongay. Mais dire aussi ce port chinois dans une conque de la baie. Le matin était pur, jonques et sampans transparaissaient, or sous l'azur.

De Hongay on surplombe la baie d'Along. Ce beau matin, les îles étaient modelées dans le même bleu que la mer, à peine plus denses.  Elles dessinaient comme des cernes dans l'air épais. Mais au détour du chemin, contraste de cette mine titanesque. On a éventré la montagne. On l'a taillée. On l'a creusée. On a saigné la terre d'une veine noire, énorme, béante. Oh ! le beau silence aboli ! Hurlent les escavasseuses, grincent les poulies, geignent les rails, sifflent les engins. Des hommes grouillent.

Plan par plan, en amphithéâtre, la mine monte vers le ciel. À chaque plan de petits hommes, nus, mais avec le chapeau conique, s'affairent. Ils creusent. Ils poussent des wagonnets. Toute une activité de fourmilière, et comme la fourmilière, rôdant, usant, creusant, venant à bout de la montagne...

Partout alentour l'ennemi. Et si l'azur engloutit la baie d'Along, il ne voile pas la mort qui rôde...

Maintenir...