Au cours d'une enquête au Maroc

24/11/1964

 

Au cours d'un enquête de trois semaines au Maroc, j'ai rencontré plusieurs membres du Gouvernement, des leaders de l'opposition, une pléiade de directeurs de Ministères, des commerçants et des industriels, tant marocains qu'européens. Je peut résumer en peu de lignes la conclusion que je tire de ces contacts : « le Maroc traverse une crise et une crise grave, tant politique que financière, qui risque d'engendrer une crise économique. Et cette crise est due au fait que le Maroc, théoriquement indépendant depuis huit ans, mais qui vivait sur la vitesse acquise du Protectorat, se trouve aujourd'hui confronté avec les effets, que plus rien n'amortit, de son indépendance. Or, s'il ne peut être question de regretter celle-ci, on doit reconnaître qu'elle comporte des servitudes auxquelles le Maroc, enfant gâté de la colonisation française, n'était pas entièrement préparé. Le fait du Protectorat comportait en soi, pour le cœur des marocains, quelque chose d'humiliant : il avait pourtant mené leur pays au seuil du développement.

Crise politique larvée d'abord. Encore aujourd'hui une seule force politique profonde anime ce pays : l'Islam. La religion joue un rôle plus grand et plus sincère, non seulement que dans le reste du Maghreb mais qu'en Orient. Malheureusement, plusieurs faits empêchent l'Islam de constituer une armature suffisante. Politiquement, l'Islam s'incarne dans le pouvoir du roi et il explique l'ascendant d'Hassan II. Tel est le principal facteur de stabilité. Malheureusement ce pouvoir, sans être battu en brèche,  est gêné et rendu nerveux par une double opposition que le monarque a tenté de briser lors des dernières élections législatives. Il n'a pas réussi son opération. Ces oppositions sont peu efficaces. Leur influence est restreinte. Cependant, elles jouent suffisamment pour paralyser la législation et obliger le roi à des attitudes démagogiques. Elles rallient une jeunesse qui perd sa foi islamique. Elles sont causes surtout de la fin de certaines heureuses séquelles du Protectorat. Parmi ces séquelles, on pouvait citer l'administration de la Justice selon des normes modernes. Or la loi sur la « maroquanisation » de la Justice, arrachée au roi par l'opposition, a obligé d'improviser une magistrature et des barreaux dont l'incompétence est tristement visible. Du coup les investisseurs hésiteront à placer leurs capitaux dans un pays où ils ne bénéficient pas de garantie de justice. De même a été votée la reprise des terres des colons. La mesure n'était pas totalement injuste, des spoliations ayant présidé à la constitution de certains domaines. Mais on a donné le sentiment que le droit de propriété n'était pas respecté. Par contrecoup, les commerçants, qu'ils soient juifs ou européens, se sentent, non sans motifs, menacés d'étouffement et de spoliation. On multiplie les déclarations sur l'intangibilité de la propriété des entreprises industrielles. Mais quand le principe de la propriété privée subit une atteinte, aucune déclaration ne suffit à rassurer ceux qui, éventuellement, pourraient apporter des capitaux. Pressé par l'opposition, le roi a pris ces mesures : elles entraveront à coup sûr le développement du Maroc. Aussi une opposition non structurée, presque impuissante, suffit à rendre nerveux et incertain le Pouvoir. On pourrait en citer un autre exemple : les maladroites revendications sur la Mauritanie que le roi n'ose taire de peur de donner une arme à l'Istiqlal.

Mais le principal élément de la crise est le caractère déconcertant de la personnalité du roi. Peu à peu, cet ancien élève de l’École des Roches, en Normandie, licencié en droit de la faculté de Bordeaux, s'enlise dans le personnage d'un potentat oriental.  Il en a la versatilité. Un jour il élève un fonctionnaire au pinacle, le lendemain il l'exile dans une lointaine sous-préfecture. Le pouvoir devient capricieux comme celui décrit par Ibn Khaldoum dans ses Prolégomènes. On parle d'austérité, ce mot résonne à tous les échos : mais le roi a dépensé un milliard d'anciens francs à l'achat d'un yacht en Angleterre. Voici deux ans, pour la venue du Président italien, on avait doté les grandes artères de Fez d'un remarquable réseau de lampadaires électriques. Je les ai vu arracher, pour que l'armée puisse le 20 novembre mieux défiler devant le roi. Dans ses mœurs aussi le souverain redevient un potentat oriental. Il a un harem. On en a eu la preuve quand, dans une maladroite interview, le décorateur de ce yacht dont je viens de parler, a marqué l'emplacement « des cabines pour les épouses du roi ». Ce prince, fort attachant, d'une belle intelligence, semble comme s'enfoncer dans la personnalité de ses ancêtres.

Ce problème politique serait secondaire, sans ses implications financières. Pour le moment, en effet, il n'existe pas de force insurrectionnelle. Le bled demeure dans son ancestrale résignation. Certes les chômeurs de Casablanca tiennent des propos violents. Mais que peuvent-ils sans une véritable organisation révolutionnaire ? Donc la politique se dégrade, une crise larvée paralyse le pouvoir, mais ce ne serait pas si grave, je viens de le dire, si, comme fruit amer de l'indépendance, ne surgissait la crise financière.

Celle-ci a plusieurs causes. Les fastes monarchiques, les dépenses militaires, pèsent sur un budget étroit. Mais surtout, la France qui ces dernières années répandait encore au Maroc la manne de quelques quatre vingt milliards d'anciens francs par an de dépenses de souveraineté, a cessé cette sorte de subvention indirecte. Certes, elle reste un « revenu » du Maroc par son aide financière, par l'assistance qu'elle octroie en important hors droits de douane un contingent considérable de produits marocains, en versant les pensions des anciens combattants. Mais toutes ces dépenses existaient déjà. Probablement que la plus grande source de déficit dans la balance des paiements, qui caractérise cette crise, réside dans la peur causée par les entraves apportées au libre transfert aussi bien des capitaux, que des économies des salariés. Une véritable fuite devant l'argent marocain s'est opérée. Les compensations privées se multiplient. Le tourisme est une des ressources du Maroc, mais les 250 000 voyageurs venus cet été se sont fait avancer leur argent sur place et ont remboursé en Europe. A ce marché parallèle, le franc marocain perd au moins 25% de sa valeur. (Il semble qu'en Suisse il se négocie à 50% de sa valeur nominale). Les travailleurs marocains en Europe ne rapatrient plus leurs économies. Ils préfèrent réaliser des opérations de compensation que nous venons de décrire. Bref, le Maroc s'est vu à la veille de cesser ses paiements.

C'est dans ces conditions que, le 13 octobre, le Gouvernement a décidé de mettre fin à toutes les importations jusqu'à nouvel ordre. Il entendait créer un « choc psychologique », tel est du moins le mot qu'on répétait dans les ministères. Il a accentué la panique, donc la fuite de l'argent, aggravant encore le mal sous prétexte de le soigner. Le Ministre des Finances, M. Cherkaoui, prétend que M. Valéry Giscard d'Estaing lui aurait donné ce conseil de cesser les importations. Rue de Rivoli, on soutient la thèse inverse. Quoi qu'il en soit, les milliards marocains s'envolent.

Le curieux de cette crise financière est qu'elle se situe dans un contexte économique au contraire assez prospère. Pour la première fois, la balance commerciale, habituellement déficitaire, est favorable même avec la France. L'activité des entreprises est satisfaisante. Toutefois on peut craindre que les prétendus remèdes apportés à la crise financière n'aboutissent à provoquer la crise économique, par bonheur encore inexistante. Les entreprises sont gênées dans leur marche. Les cadres européens, las de ne pouvoir transférer leurs économies, s'en vont, alors que les marocains ne peuvent encore les remplacer. On redoute que le contrôle par trop étroit des importations n'engendre un régime de bakchich pour l'obtention des licences et ne favorise une fraude douanière déjà intense à la frontière algéro-marocaine. Des mesures de rétorsions sont à craindre, notamment de la part de la France, lasse de favoriser les importations marocaines par des contingents tarifaires à droit nul alors que ses propres exportations vers le Maroc sont arrêtées. Au Ministère de l’Économie Nationale français on parle beaucoup de prendre de telles mesures. Tout cela crée un climat assez triste...

Comment n'être pas attristé, en effet, car le Maroc avait en main une admirable carte et il joue l'inverse. Il pourrait suivre l'exemple de la Côte d'Ivoire, dont la réussite économique n'est pas contestable, en favorisant les investissements et en instituant un libéralisme qui rassure les capitalistes. Solidement appuyé sur l'infrastructure créée par le protectorat, le Maroc pouvait être, dans le Maghreb, à côté d'une Algérie et d'une Tunisie socialistes, une oasis de prospérité exemplaire. Il n' a pas suivi cette voie. Son erreur est d'autant plus grave que sur celle du dirigisme et du socialisme, il sera toujours dépassé par Ben Bella. Un monarque ne peut être vainqueur dans la compétition de la démagogie économique.

Le Maroc persistera-t-il dans ses fautes ? Impossible de répondre au moment où j'écris. Fin novembre, une délégation vient trouver le Ministre français des Finances pour lui demander une aide supplémentaire. Celui-ci est résolu a beaucoup de fermeté. On ne pense pas que son Gouvernement le démentira, d'autant que les milieux économiques français sont très irrités d'une augmentation des contingents tarifaires à droit nul en faveur du Maroc, toute récente et qui se trouve ne plus avoir aucune contrepartie.

Rappelons-nous pourtant que cette crise marocaine n'est pas profonde. Le roi garde en dépit de tout, une autorité considérable. Sur le plan économique, nous n'avons encore qu'une crise financière : que le roi arrête fermement une politique et qu'il s'y tienne, que cessent certaines dépenses inadmissibles, que cessent des dirigisme dont le pays n'a pas les moyens en fonctionnaires qualifiés et le Maroc redeviendra le pays pilote de l'Afrique du Nord.