Sous les murailles de Fez

La Croix 25/11/1964

 

Étrange Fez, ville inhumaine en contraste avec un paysage d'idylle. Ville de géométrie, dans la grande lumière elle trace un jeu de quadrillé blanc, mais que vienne la pluie (et j'aime Fez pluvieux) elle se fait couleur de terre. Craquelée comme un cloisonné de Chine, elle compose avec la multitude de ses terrasses un paysage d'abstraction, un camaïeu de lignes horizontales que tranche la verticale des minarets verts. Ville si serrée entre ses créneaux qu'elle exclue de sa perfection comme minérale jusqu'à la fantaisie d'un arbre. Aucune vie qui ne soit d'homme, c'est-à-dire commerce et prière.

Mais la domine et la presse une cité moderne parmi les plus laides : tristes boulevards à palmiers, toujours vides, mornes villes de ciment où les bougainvilliers de pourpre, comme une parure déplacée, souligne la vulgarité, même les fleurs font nouveau riche.

Ces deux villes contradictoires de Fez : tout le Maroc. Leur opposition retrace l'histoire actuelle de ce pays. La médina menacée, dont déjà la cité moderne détruit certaines perspectives (et on parle de percée pour que les autos y circulent, perpétrant ainsi le crime dont on a sauvé de justesse Venise, cette sœur de Fez)...n'est-ce pas l'image de cet Islam lui aussi pressé de toutes parts, menacé, entamé même, et qui est pourtant l'âme du Maroc et sa seule vraie structure politique. C'est déjà une atteint à une intégrité que le scepticisme (puisé aux sources occidentales) de certains de ceux qui en sont son gouvernement. Une théocratie dont les hiérarques ne croient guère, quel ferment de décomposition en elle : je pense à ce Prince d'Orient que j'ai connu, hiérarque lui aussi. Quand il était censé se livrer aux jeûnes rituels il restait paraît-il enfermé à jouer au bridge ou au poker dans une salle secrète de son palais. Il en a perdu son empire. Barrès l'a dit à propos de l'Impératrice Élisabeth de Bavière : « Il ne faut pas rire à la Belle Hélène, quand on appartient à la famille des Atrides ».

Et puis, parce qu'il est pour elle une impasse, l'âme des jeunes échappe à l'Islam. « quand serons-nous débarrassés de cette vieillerie », me disait entre haut et bas cette jeune fassie. J'en fut surpris autant que peiné, car je ne croyais pas possible un aveu si cru. Mais c'est qu'à l'arbitraire Dieu potentat de l'Islam, impossible aux yeux d'un homme moderne, aucune autre conception de Dieu ne se substitue. Alors on sombre dans l'athéisme.

Certes, un certain pharisaïsme social masque les lézardes. Tant que l'apostasie est secrète on n'en a cure. La prière du vendredi à Rabat se déroule selon le faste traditionnel. Aussi l'édifice paraît-il intact, tel ce palais royal de Meknes, si imposant, mais dont les poutres de cèdre sont mangées des vers. Effacé le décor de ces stucs et de ces religes, il ne laissera même pas de ruines.

Est-il encore temps que l'Islam, lui que le mot réforme offense, se sauve lui-même ? Saura-t-il dégager l’essentiel de sa foi de toutes les scories d'une sociologie archaïque ? Nous le voudrions, car nous ne pouvons nous résigner à une apostasie du vrai Dieu. Nous l'espérons, parce que la double bénédiction d'Abraham à son fils Ismaël n'a jamais été révoquée.